KERTÉSZ IMRE (1929-2016)
Si Imre Kertész s'est vu décerner le prix Nobel de littérature en 2002, son œuvre n'a commencé à être reconnue que dans les années 1990, via notamment les traductions qui en ont été faites en Allemagne. Paradoxale, dérangeante, elle dresse, pour reprendre la formule de l'Académie suédoise, « l'expérience fragile de l'individu contre l'arbitraire barbare de l'Histoire ».
La trilogie
Né à Budapest le 9 novembre 1929, déporté à Auschwitz et libéré à Buchenwald en 1944, Imre Kertész travaille comme journaliste pour le quotidien Világosság. En 1951, il est limogé à cause de sa tiédeur vis-à-vis du régime communiste. À partir de 1953, il vit uniquement de sa plume, écrivant comédies et libretti, traduisant en hongrois Nietzsche, Freud, Hofmannsthal, Schnitzler, Canetti et Wittgenstein, tout en se tenant à l'écart du milieu littéraire. En 1963, il commence à écrire son roman Être sans destin, qui sera publié en 1975 (trad. franç. 1998). C'est la première partie d'une trilogie qui traite des souffrances et de la survie d'un jeune juif à Auschwitz et à Buchenwald, puis de la dictature communiste – autre aspect de la négation de l'être humain dont le xxe siècle fut le théâtre.
L'œuvre d'Imre Kertész est profondément marquée par son expérience des camps et par l'analyse de l'effet dévastateur des systèmes totalitaires sur l’homme. Dans son roman Être sans destin, l'auteur présente son héros, un adolescent juif de quinze ans, à l'esprit encore naïf, qui a été arrêté puis déporté dans un camp de concentration nazi. Là, il considère les événements qui s'y déroulent comme quelque chose de « naturel compte tenu des circonstances » : au lieu de la révolte, cette barbarie ne semble susciter en lui qu'indifférence (celle-là même que Kertész retrouvera dans L'Étranger de Camus). L'impuissance des victimes se reflète clairement dans le cynisme méprisant des coupables.
À travers une langue riche de métaphores, Kertész raconte, en évitant les effets pathétiques, les crimes atroces commis dans les camps de concentration. Au fil des pages, il soulève toutes les questions que le lecteur n'ose jamais poser, en conservant une distance vis-à-vis de son évocation. Le point de vue d'un adolescent, sans recul, étonné, soulève un problème essentiel à la fin du livre : peut-on survivre uniquement par une adaptation progressive ? Kertész considère qu'écrire un roman sur les camps qui n'irrite pas le lecteur le tromperait sur le sens de la réalité d'Auschwitz. Il s'agit bel et bien pour lui de faire comprendre, par le trouble que suscite le récit, cette monstruosité humaine.
Dans les deux autres romans de la trilogie, Le Refus, 1988 (trad. franç. 2001) et Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas, 1990 (trad. franç. 1995), l'auteur approfondit l'expérience d'un juif hongrois qui n'a survécu aux camps que pour tomber dans un autre totalitarisme, celui de la dictature communiste. C'est là que Kertész comprend rétrospectivement les horreurs du nazisme et se sent obligé d'analyser le mépris pour l'être humain, tout en se voulant le prophète de nouvelles conditions de vie libres et décentes.
Dans Le Refus, qui évoque notamment la violente dénégation que provoque en Hongrie, dans les milieux littéraires, la parution d'Être sans destin, tout tourne autour de la figure rhétorique de la répétition, considérée comme une expérimentation réflexive. Un écrivain âgé, qui passe toute sa vie dans un logis minuscule et veut publier un texte sur les camps d'extermination, se heurte à un refus : le monde ne veut ni de lui, ni de son concept de la vérité. C'est la raison pour laquelle cet écrivain inventera une autre histoire, celle d'un journaliste qu'il jettera dans ce[...]
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Écrit par
- Fridrun RINNER : professeur des Universités
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Médias
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