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KERTÉSZ IMRE (1929-2016)

La langue comme recours

La langue de Kertész est très concise, et c'est d'abord par elle que tout est remis en question. Significativement, le premier mot de Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas est « non ». Le narrateur y déploie un soliloque presque obsessionnel sur les souffrances, l'oubli, l'existence sur laquelle on ne saurait revenir. Une fois cependant, il essaie de quitter son petit logement et de se marier. Mais, trop marqué par les expériences de sa jeunesse, il refusera de donner un enfant à sa femme. Le non initial traverse ainsi tout le roman, du début à la fin. Dépourvu de véritable récit, cette œuvre pourrait se réduire à être ce chant funèbre qui donne son titre au livre. Mais la virtuosité de Kertész libère le texte de son hermétisme sans espoir de réconciliation, permettant au narrateur d'évoquer l'importance des instincts et des contre-instincts qui orientent la vie.

Recourant à des images qui expriment sans cesse le doute, Kertész s'avère un grand maître de la langue. Celle-ci, certainement marquée par ses traductions de Wittgenstein, tend au discours philosophique. À la fois témoignage sur sa personnalité et véhicule de jugements universels, elle se veut une sorte de quintessence de la survie, avec tout ce que celle-ci peut avoir d'ambivalent. Dans un entretien, il explique ainsi, à propos de son expérience des camps : « À chaque fois que ce système, fondé sur la destruction de l'individu, marquait une pause, je ressentais du “bonheur”. Et j'en ressentais également lorsque je faisais cette expérience très intense de me sentir plus proche de la mort que de la vie. »

Parmi les autres récits d'Imre Kertész, mentionnons Le Chercheur de traces (1997, trad. franç. 2003), Le Drapeau anglais (1991, trad. franç. 2005) et Liquidation (2003, trad. franç. 2004). Dans ses essais et son journal, tenu entre 1991 et 1995 (Un autre. Chronique d'une métamorphose, 1997 ; trad. franç. 1999), suivi de Sauvegarde. Journal 2001-2003 (2011, trad. franç. 2012), on relève les traces d'une tradition d'Europe centrale proche de celle qu'exprime la conception kafkaïenne du monde, ainsi que le principe selon lequel seule la langue, dans ce qu'elle possède d'indicible, permet à l'individu de survivre et au lecteur, peut-être, d'ouvrir les yeux. Dans Dossier K (2006, trad. franç. 2008), un livre de dialogues, puis dans L’Ultime Auberge (2013, trad. franç. 2014), l'écrivain, en une vertigineuse coda, revient sur les événements qui ont marqué sa vie, parallèlement à une réflexion désenchantée sur l’Europe.

Imre Kertész meurt à Budapest le 31 mars 2016.

— Fridrun RINNER

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Imre Kertész - crédits : Georgios Kefalas/ EPA

Imre Kertész

Imre Kertész - crédits : Martin Lengemann/ ullstein bild/ Getty Images

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