INCIVILITÉ
Vitres brisées, dégradations diverses, emballages abandonnés, mais aussi troubles de voisinage, agressivité ou simple impolitesse constituent quelques-unes de ces transgressions des codes sociaux aujourd'hui appelées « incivilités ». Très variées, ces nuisances sont couramment analysées par les sciences sociales en liaison avec le thème de l'insécurité. Mais la notion d'incivilité, qui engage celles de civilité et de civilisation, ne se réduit pas sans appauvrissement à la détérioration de boîtes aux lettres. Surtout, les modèles d'analyse, dont les enseignements inspirent les politiques mises en œuvre, gagneraient à prendre en compte les réalités de l'individualisme moderne.
Récemment constituées en objet d'analyse, les incivilités figurent parmi les principaux symptômes enregistrés au fil des récents diagnostics posés sur la société d'aujourd'hui. On s'intéressera donc d'abord ici à la façon dont ces incivilités sont définies, envisagées et traitées. En deuxième lieu, on essaiera de montrer que leur inscription est susceptible d'être opérée dans un cadre d'analyse sensiblement différent de celui qui est actuellement adopté. On indiquera enfin brièvement comment ce thème est appelé à prendre sens au sein d'une science des mœurs trop longtemps négligée.
Les incivilités : l'invention d'un thème
Les incivilités ont donné lieu, tout au long des années 1990, à une série de publications qui en font un des problèmes majeurs de la société contemporaine. Au premier rang de celles-ci figurent les études de Sébastien Roché. Le Sentiment d'insécurité (1993), Insécurité et libertés (1994), La Société incivile (1996) et surtout Sociologie politique de l'insécurité (1998) disposent les éléments d'un cadre d'analyse accordé à des préoccupations dont ces intitulés disent la nature. Les incivilités y sont considérées comme un défi à l'ordre social. Elles prennent place dans un ensemble conceptuel que le même auteur avait dessiné, dès 1991, sous le titre « Insécurité : incivilités, citoyenneté et ordre public » qui est celui d'une contribution à un ouvrage collectif.
De ces incivilités conçues comme atteintes à l'ordre public ordinaire tel qu'il est construit dans la vie quotidienne – et donc pas nécessairement tel que les pouvoirs publics le définissent –, S. Roché a répertorié les lectures différentes : éthologique (avec les cartes mentales du risque), culturelle (en relation avec la « civilisation des mœurs »), politique (à cause des réponses qu'elles appellent de la part de l'État). Ces multiples désordres qui perturbent la vie collective ont été distribués, par le même auteur, en quatre catégories distinctes : 1) les actes de salissure et de dégradation ; 2) les abandons d'objets ; 3) les modes d'entrée en contact avec autrui ; 4) les conflits résultant de diverses nuisances sonores ou visibles. Toutes ces atteintes à l'ordre public sont dites destructrices des rites interpersonnels, des interactions de civilité, et, finalement, de la confiance nécessaire au bon fonctionnement social.
Associées de la sorte aux débats sur l'insécurité et sur la montée de la violence dans les quartiers difficiles ainsi qu'aux peurs que celles-ci engendrent, les incivilités ont fait l'objet de constats plus ou moins alarmistes, d'appréciations statistiques plus ou moins bien fondées et de mesures assez haut claironnées. Philippe Robert (1999) a ainsi montré les dangers de la rhétorique sur les incivilités qui, articulée à la hantise de l'insécurité, tourne à la formulation tautologique. Le lien unissant les jeunes et la violence a aussi été desserré, et sensiblement corrigé le stéréotype qui s'y rapporte. Les chiffres invoqués comme mesure de la forte croissance des violences urbaines[...]
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Écrit par
- Bernard VALADE
: professeur à l'université de Paris-V-Sorbonne, secrétaire général de
L'Année sociologique
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