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INCIVILITÉ

La codification sociale en question

Une tension se dessine ici entre civilité et politesse. Elle est perceptible au xviiie siècle où la civilité est pensée par rapport à la nature, et la politesse en relation à l'artifice. Elle a souvent conduit à ne voir dans la « mondanité » que des formes dérisoires de futilité. Mais cet écart est de peu d'importance au regard d'une histoire des conduites sociales qui nous ramène aux origines de la science des mœurs. On sait que la codification sociale, dont les manuels de savoir-vivre rédigés dans la seconde moitié du xixe siècle représentent l'expression ultime, procède en partie des règles d'action à finalité politique formulées deux siècles avant par des conseillers et des diplomates versés dans l'art de se bien gouverner et d'habilement diriger les hommes. Au début de l'âge classique, différents auteurs se sont proposés d'indiquer les moyens propres à prendre possession, pour le traverser sans dommage, d'un espace social présenté comme dangereux. Ainsi s'est formé un art social, primitivement lié aux nécessités de la gestion politique, et qu'ont repris, remanié et adapté les rédacteurs des codes de bienséance très en vogue dans les classes bourgeoises à la fin du xixe siècle.

On connaît aussi la thèse de Norbert Elias qui a voulu globalement rendre compte, dans les ouvrages précédemment cités, d'un refoulement général des instincts sous la pression d'un contrôle social renforcé. Elle est essentiellement centrée sur les usages sociaux du corps, c'est-à-dire sur des pratiques plus ou moins rustiques qu'il faut, au sens propre, urbaniser, policer, censurer. Elle a fortement contribué à la construction d'une représentation devenue classique de sociétés « modernes », policées par la contrainte, succédant à des sociétés « anciennes » où les comportements étaient plus libres. C'est cette représentation que Hans Peter Duerr (1998) a sensiblement retouchée. « Les hommes des petites sociétés traditionnelles, écrit-il, étaient beaucoup plus dépendants des autres membres de leur propre groupe que nous le sommes aujourd'hui ; ce qui signifie qu'il était beaucoup plus difficile à un individu d'échapper au contrôle social direct auquel tout un chacun était soumis. » Aussi bien, la thèse selon laquelle la pression de la vie sociale s'étant considérablement accrue, on se trouverait soumis à un ensemble plus serré de prescriptions ne tient-elle pas : « Avoir affaire à beaucoup d'autres personnes implique un désengagement, et donc une liberté de comportement qui se traduit par le recul des seuils de la pudeur et de la gêne auquel on assiste dans notre société du xxe siècle. »

Ainsi, la multiplication des traités de civilité au début de l'époque moderne ne manifeste pas un renforcement de la répression dans l'économie affective ; elle est le signe d'un desserrement des contraintes – et d'un désordre menaçant auquel devra faire pièce une stricte codification des comportements ; elle est la conséquence d'une montée de l'individualisme dans un monde social où du jeu s'est mis dans la relation entre identité individuelle et identité collective, ainsi que dans le rapport de l'être au paraître. On devine qu'une telle conclusion n'ébranle pas seulement les fondements de La Civilisation des mœurs : elle bouscule aussi les représentations stéréotypées du passé qui sous-tendent les travaux actuels sur les incivilités et la civilité.

En deçà de ces distributions historiques, les composantes anthropologiques restent, cependant, à prendre en compte dans le rapport qu'elles entretiennent avec les solutions politiques successivement mises en œuvre. Sans doute faut-il les envisager en termes d'ajustement de mécanismes[...]

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Écrit par

  • : professeur à l'université de Paris-V-Sorbonne, secrétaire général de L'Année sociologique

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