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INCIVILITÉ

Vers une science des mœurs

Comment faire pièce à l'agressivité inhérente au sujet et qui constamment menace de s'actualiser en violence collective – ou en menues incivilités ? Tel est bien le problème qu'ont à « régler » les institutions, et à résoudre ceux qui ont la charge d'en assurer le fonctionnement. Le corpus formé par les œuvres majeures des sciences sociales, politiques et juridiques est riche d'éléments de réponse aux questions qui s'y trouvent explicitement ou implicitement posées : Qu'est-ce qu'une société « saine » ? Quelles sont les causes du dysfonctionnement social ? Pourquoi l'individu proteste-t-il ? Et que réclame-t-il ? En passant du « malaise social » au « vif du sujet » – et sans nécessairement assimiler l'ordre instauré à un système autoritaire d'assignation de places –, une interrogation aussi triviale qu'incongrue se trouve formulée : pourquoi l'individu n'est-il pas satisfait ? Sa prise en compte suppose l'élargissement dudit corpus, et son ouverture à des œuvres qui vont des observations que l'on doit aux moralistes du xviie siècle à la « part maudite » de Georges Bataille – part qui subsiste après la répartition des biens qui couvrent les besoins, et sur laquelle se greffent, si l'on peut dire, le pouvoir, le prestige et le privilège.

Du repérage des motifs de l'insatisfaction, on remonte au répertoire des attentes – pour enregistrer les stratégies traditionnellement employées, dont l'objectif est d'en masquer ou d'en différer l'expression. Parallèlement se trouvent caractérisés les différents modèles qui ont été tour à tour proposés à l'individu toujours en proie au besoin d'imitation-identification, et aussi spécifiés les types de populations, les espaces qui leur sont propres, les tactiques adoptées. Cela revient à analyser d'abord les solutions historiquement apparues sous l'égide de l'Église, de l'État puis de l'entreprise pour combler ces attentes – solutions donc religieuses, politiques, économiques ; puis à prendre en compte les restes, les résidus, pour enfin envisager les procédures de retraitement ou de recyclage successivement ou cumulativement utilisées.

Les procédures de dérivation, qui consistent à polariser le ressentiment individuel et collectif sur des cibles préalablement aménagées et propres à éponger l'agressivité du groupe, sont couramment employées. Il s'agit de « parades » qui, comme l'on sait, ne sont plus militaires. Elles témoignent de ce que la société ne peut être globalement pensée sous la catégorie de la positivité. En d'autres termes, il apparaît inéluctable qu'une collectivité comporte du négatif, ce qui marque les limites d'une intégration totale de la matière sociale – et des politiques qui se la fixent pour but. Ces limites et ces divisions, avec le conflit toujours potentiel qu'elles impliquent, doivent être reconnues et gardées présentes à l'esprit si l'on ne veut pas céder au morbide appel de « l'angélisme exterminateur ».

Dans ce parcours – où se croisent les voies, identifiées par Robert K. Merton, de la ritualisation, de l'innovation, de l'évasion et de la rébellion –, la société se découvre comme système d'illusions – religieuses, politiques, esthétiques –, générateur de déceptions. À partir de ce dernier terme, la déception, qui n'est, à la différence de la mélancolie que momentanément désocialisante, on revient à ce qui est au fondement de tous les processus sociaux, à savoir l'énergétique sociale. Traduite en passions et en représentations qui la mobilisent, celle-ci dessine l'horizon sur lequel s'opère le passage de l'écart à l'excès au fil de liaisons et de déliaisons qui rythment les itinéraires individuels.[...]

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Écrit par

  • : professeur à l'université de Paris-V-Sorbonne, secrétaire général de L'Année sociologique

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