INDIVIDU
Individualité et subjectivité : le mythe et l'imaginaire
Cette contradiction évidente, que Leibniz résout de façon métaphysique par la combinatoire des deux principes logiques précédemment énoncés, ouvre une question : pourquoi vouloir l'individu, pourquoi vouloir l'irréductible différence entre deux hommes, pourquoi isoler et lier tout à la fois ? Cette question conduit à saisir qu'à côté de la métaphysique de l'individualité, qui oscille entre le modèle de type hégélien et le modèle pluraliste de type leibnizien, existe une mythique de l'individu qui éclaire ce concept d'un jour singulier. Depuis l'évocation du fantôme d'Hélène, qui a remplacé la plus belle des femmes pendant sa très longue absence, jusqu'aux contes fantastiques de doubles, de miroirs, de jumeaux, dont une version récente serait La Mise à mort d'Aragon, l'individu est sans cesse menacé par ses propres ombres, souvent mortelles : Hélène tue, et le miroir finit par mettre, sinon à mort réelle, du moins à folie mortelle, le héros d'Aragon. Ces menaces, ces dangers rendent compte de la nécessité philosophique de poser un fondement possible pour tout individu à tout moment : genèse du sujet comme tel que Descartes effectue à travers ces ombres mêmes, celles du sommeil et des doubles rêvés, celles de la folie et des corps de cristal, celle du Malin Génie enfin, double philosophique du philosophe (Première et Deuxième Méditations).
Les doubles
Dans un article sur « la catégorie psychologique du double » (in Mythe et pensée chez les Grecs), J.-P. Vernant a analysé la façon équilibrée dont les Grecs conjuguent les représentations du double. Équilibrée, car la représentation de l'immobile statique, sous le mode de la pierre, première figure de la mort, n'est pas séparable de son autre, représentation du mobile, du volant, deuxième figure de la mort. La première représentation relève du colossos (dont les dimensions ne sont pas démesurées à l'origine), effigie de pierre qui tient la place du mort dans les cénotaphes ou dans quelque lieu rituel : « À travers le colossos, le mort remonte à la lumière du jour et manifeste aux yeux des vivants sa présence. Présence insolite et ambiguë qui est aussi le signe d'une absence. » Cette absence est en partie comblée par la psuchè, aussi fragile et mobile que le colossos est fixe : c'est en quoi réside leur complémentarité. Dans les rites d'évocation des morts, en effet, le colossos sert de support pour fixer la psuchè errante. Le colossos traduit de façon figurée la vertu particulière du mort, sans quoi il n'est rien : inversement, le mort ne peut apparaître sans cette matérialité. Ainsi, dans la mort, l'individu trouve sa double nature, et la menace de ce double emploi de lui-même ne peut être neutralisée que par la réunion passagère et sacrée en un individu factice et surnaturel : tout aussi réel cependant que l'individu physique vivant, sinon plus.
L'absence n'est pas le seul signe de la duplicité, il s'y ajoute l'écart, la démesure propre à toute menace grecque : « Colossos et psuchè s'opposent donc à la démarche de l'homme vivant comme les deux positions extrêmes par rapport à la condition médiate : enracinement dans la terre (colossos) – contact avec la surface du sol (homme vivant) – pas de contact avec la terre (psuchè). » Ainsi l'individu, c'est le médiat, la mesure, fixe et mobile tout ensemble. De cette conception antique décelée par Vernant, G. Simondon rappelle la prégnance mythique et remarque à cet effet que l'individuation n'a été pensée que sous la forme de la stabilité, modèle seul connu de l'équilibre. Or, il existe un autre modèle de l'équilibre, l'équilibre métastable, qui intègre[...]
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Écrit par
- Catherine CLÉMENT : ancienne élève de l'École normale supérieure, agrégée de l'Université
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