INDIVIDUATION, sociologie
L’individuation constitue l’une des notions clés pour saisir l’ampleur du changement social qui caractérise l’avènement des sociétés industrielles à partir de la fin du xixe siècle. Chacun à sa manière, les fondateurs de la discipline sociologique ont été confrontés à l’émergence de la notion comme de la réalité historique que représentait l’apparition d’un individu contemporain, progressivement détaché des groupes d’appartenance qui l’enserraient jusqu’alors au sein de la communauté religieuse, du village ou du groupe familial élargi. C’est à ce propos que Ferdinand Tönnies distingue la communauté, reposant sur des liens prescrits et affectuels, de la société qui désigne des relations empreintes de modernité, fondées sur l’intérêt individuel et l’engagement révocable. C’est toutefois Émile Durkheim qui accorde une importance majeure à ce phénomène en l’inscrivant dans un processus historique.
Pour le fondateur de l’École française de sociologie, l’émergence de l’individualisme s’apparente à un phénomène majeur et contemporain de la fin du xixe siècle. S’il s’inquiète d’éventuelles dérives engendrées par l’« excès » d’individualisme qu’illustrerait le passage de la solidarité mécanique à la solidarité organique, Durkheim ne saurait être cet adversaire imaginaire de l’individu, inventé de toutes pièces par les contempteurs du « sociologisme » ainsi qu’a pu le souligner Bernard Lacroix dans le Dictionnaire des œuvres politiques (2001). Au contraire, qu’il s’agisse de ses engagements politiques et civiques, lors de l’affaire Dreyfus, à travers la défense de la dignité d’un individu désigné d’emblée coupable par une fraction du corps social (La Science sociale et l’action, 1970), que de ses conceptions sur la nature du lien social, Durkheim se fait l’inlassable défenseur d’un modèle républicain « individualiste », au sens où l’État serait ainsi susceptible de garantir l’autonomie et l’émancipation de l’individu, comme Jean-Fabien Spitz a pu le démontrer dans Le Moment républicain en France (2006) en resituant le durkheimisme dans son contexte historique. Selon Durkheim, l’individu ne saurait s’accomplir pleinement qu’en devenant un être social, autrement dit un être civilisé en raison de l’action qu’exerce la société, c’est-à-dire ses semblables, sur lui-même. L’individuation en vient alors à désigner le processus par lequel l’individu moderne prend pleinement conscience de son existence, aussi bien en tant qu’individu biologique, psychologique mais également social, puisque son adhésion à des groupements (tribu, clan, village, famille, etc.) ne va désormais plus de soi mais demeure tributaire de l’instauration de liens de plus en plus complexes et sans cesse redéfinis.
C’est certainement dans le cadre familial que la démonstration de Durkheim a été, sur ce point, le plus éclairant. Le texte consacré à « la famille conjugale » (1892) analyse la perte d’emprise du groupe familial originel sur le couple, désormais érigé en véritable noyau, fondateur d’un nouveau lien engendré par l’avènement des enfants : « tandis que la famille perd du terrain, le mariage au contraire se fortifie », écrit-il. Le simple fait, comme l’a également souligné Norbert Elias dans son texte « La civilisation des parents » (1980), publié dans Au-delà de Freud (2010), que le couple soit davantage tourné désormais vers sa progéniture que vers ses ascendants dessine un nouvel état des obligations sociales soucieux de la « fabrication » d’un individu autonome en devenir et en rupture avec la transmission de règles héritées, en apparence immuables. Durkheim a ainsi parfaitement saisi que l’avènement de l’individu moderne ne pouvait résulter que d’une mutation profonde de la nature des liens sociaux – et certainement pas[...]
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Écrit par
- Philippe RIUTORT : agrégé de sciences sociales, professeur de chaire supérieure au lycée Henri-IV, Paris
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