INFINI, mathématiques
Le mot « infini » désigne un concept à entrées multiples. Il s'ouvre d'abord sur l'ontologie et signifie alors, selon la tradition, « l'être tel qu'on n'en saurait concevoir de plus grand » (« ens quo majus concipi non potest »). Ce fut pour une grande part l'effort de la théologie chrétienne de tenter de montrer, à partir d'un certain moment (saint Anselme), que cet attribut convenait d'une manière adéquate et exclusive au Dieu, objet de la foi, révélé dans l'Écriture. Envisagé de l'autre bord de son champ sémantique, le même mot signifie cependant tout autre chose. On a reconnu très tôt, ainsi qu'en témoignent les fameux arguments de Zénon d'Élée, qu'un segment de droite est divisible « à l'infini ». Ici, l'expression « infini » ne désigne nullement un être, mais la simple possibilité de poursuivre un processus opératoire qui, en raison du domaine où il s'effectue et des lois qui le règlent, ne contient en lui-même aucun principe de limitation.
Le concept d'infini mathématique (dont on ne peut pas dire qu'il soit pleinement constitué avant G. Cantor) a été historiquement, et avec des fortunes diverses, élaboré entre ces deux bornes : la borne métaphysique d'une part, qui indiquait la portée maximale du concept ; la borne opératoire de l'autre, qui manifestait les contraintes auxquelles se heurtait sa constitution. On pourrait dire que la formation du concept d'infini mathématique a consisté à dégager ces contraintes, à les distinguer, à les classer, et à produire les moyens mathématiquement bien définis de nature à les dominer.
Au cours de ce mouvement, le concept d'infini mathématique a conquis son autonomie : il s'est séparé du concept ontologique, qui s'est alors trouvé renvoyé à un autre champ que celui des mathématiques, bien que sur certains points l'homogénéité du vocabulaire puisse encore prêter à confusion.
À prendre les choses en bloc, on pourra dans cette histoire marquer trois moments. La première phase, purement opératoire, se distingue par trois caractères : l'absence d'un concept positif et pleinement élaboré de l'infini ; l'effort pour dégager les difficultés que contient l'usage des processus infinitistes (problème de la divisibilité du continu) ; l'essai d'élaboration d'une conception de portée limitée, propre à rendre compte des opérations que les mathématiciens pratiquent. En gros, cette phase correspond à l'essor de la mathématique grecque. La problématique philosophique est contenue pour l'essentiel dans la Physique d' Aristote, au livre IV. Elle devait, pour des siècles, dominer les discussions sur l'infini et la divisibilité du continu. Quant aux noyaux opératoires, si l'on met à part les présuppositions techniques de l'argumentation de Zénon, on les retrouvera principalement dans la théorie des proportions due à Eudoxe (livre V des Éléments d'Euclide) et dans les Traités d'Archimède (principalement le Traité de la méthode).
Dans la deuxième phase, la situation précédente est entièrement renversée. On dispose d'un concept philosophique pleinement élaboré de l'infini. On en trouve chez Spinoza, dans la première partie de L'Éthique, l'expression achevée. Mais, dans le même mouvement, se bouleversent et s'enrichissent les champs opératoires hérités des Grecs. On apprend à dominer les processus infinitistes, dont l'analyse ne relève plus désormais de l'examen dialectique, mais de la mathématique elle-même. L'essor, de Fermat à Leibniz, du calcul infinitésimal va exiger la mise en œuvre d'une nouvelle problématique. Le concept dont on dispose est-il adéquat aux opérations que les mathématiciens pratiquent ? Est-il possible de produire[...]
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Écrit par
- Jean Toussaint DESANTI : professeur émérite à l'université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne
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