INFORMATION : L'UTOPIE INFORMATIONNELLE EN QUESTION
Société de l'information/société de savoir : les deux notions, depuis le début du millénaire, s'inscrivent en tension dans les débats qui se sont ouverts dans les grandes institutions internationales autour de l'aménagement du cyberespace planétaire. Chacune d'elles renvoie à des projets de société contrastés, et dont la genèse l'est tout autant. La première relève des utopies technologiques ou techno-utopies. La seconde s'enracine dans les utopies sociales.
Seule l'absence de précaution épistémologique peut laisser tracer un trait d'équivalence entre les deux. D'où l'importance que prend la bataille des mots, à plus forte raison en ces temps où l'appauvrissement de la langue qui sert à désigner le monde et spéculer sur son futur à la lumière du progrès technique se conjugue avec le foisonnement de néologismes plus proches du logotype que du concept. À preuve, le rôle que le lexique du « global », véritable boîte noire mise en circulation dès la première moitié des années 1980 dans le contexte de la déréglementation des réseaux de la finance et des télécommunications, a joué et continue de jouer dans la représentation d'un inévitable réordonnancement de la planète. Le mouvement multiséculaire vers l'unification du monde s'est ainsi trouvé dépouillé de son histoire et de sa géopolitique conflictuelle, et réduit à un phénomène remontant à quelques décennies tout au plus. Le problème est que, par cette nébuleuse de catégories toutes faites, passent les glissements de sens des concepts de démocratie et de liberté, en même temps que s'imposent à nous sur le mode de l'évidente nécessité ce qui est et, surtout, ce qui est censé advenir.
La différence entre la notion de société de l'information et celle de société de savoir consiste en ceci : l'une obéit au régime que les historiens dénomment le présentisme, une vision inféodée au pragmatisme de l'actualité ; l'autre implique de penser le devenir du monde au regard de l'histoire et de la mémoire collective.
Vers une nouvelle Atlantide ?
Il n'y a de citoyen que par l'instruction et par l'information, affirmait en 1793 Condorcet dans son Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain. De la langue à l'écriture puis à l'imprimerie, le philosophe et mathématicien révolutionnaire tissait dans cet ouvrage, médiologique avant la lettre, un lien entre l'évolution des techniques de transmission et le façonnement des institutions, le changement des modes de savoir et des formes de société qui leur correspondent. L'« illumination générale des esprits », prédit-il, devrait garantir à travers la planète la formation de la démocratie des opinions et l'expansion de l'idéal de l'égalité réelle. Le « Fragment sur l'Atlantide » par lequel s'achève l'ouvrage et qui est un hommage au récit utopique de Francis Bacon est une évocation surprenante de l'avenir de l'humanité. Condorcet y dessine les contours d'une « république universelle des sciences », symbole de la « fraternité des nations » par le biais du savoir.
Un siècle plus tard, en 1895, c'est-à-dire bien avant que ne se définisse la notion cybernétique d'« information », la croyance utopique en une société-monde construite grâce au partage des connaissances et à l'accès universel au savoir oriente les premiers pas de la formalisation scientifique des concepts de « document » et de « documentation ». Le moment marque en fait deux naissances : celle d'une discipline scientifique ou d'un champ d'études que l'on connaît aujourd'hui comme « science de l'information » et celle de la notion de « mondialisme ». Deux avocats pacifistes belges, Henri La Fontaine (1854-1943), Prix Nobel de la paix en 1913,[...]
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Écrit par
- Armand MATTELART : professeur en sciences de l'information et de la communication, à l'université de Paris-VIII-Saint-Denis-Vincennes
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Média