INFORMATION : L'UTOPIE INFORMATIONNELLE EN QUESTION
L'« information », une technologie de gouvernement
La fortune fulgurante, avec l'accès du public au réseau des réseaux, des vocables société de l'information et société globale de l'information au sein des représentations collectives ne doit pas faire oublier le cheminement sinueux des notions correspondantes, à l'ombre de la géopolitique.
Dès la première décennie de la guerre froide, le décor est planté pour la construction des concepts chargés d'annoncer, sinon d'expliquer, que l'humanité est au seuil du nouvel âge de l'information et, partant, d'un nouvel universalisme. S'ébauchent alors, au sein de l'establishment sociologique des États-Unis, les prémices théoriques de la « société post-industrielle » qui, à partir des années 1970, se métamorphosera en « société de l'information ». Se met en place un discours d'accompagnement sur la promesse d'une société future orientée par le primat de la science et des techniques de l'intelligence artificielle : le discours des « fins ». Fin de l'idéologie, fin du politique, fin des classes et de leurs affrontements, fin de l'intellectualité contestataire, et donc de l'engagement, au profit de la légitimation de la figure de l'intellectuel positif, tourné vers la prise de décision. La thèse des fins fait alors jeu avec celle de la « société managériale ». À travers la prise en mains de la société par les organization men, on assisterait à la convergence des deux grands systèmes politiques antagonistes vers le régime de la technocratie. La rationalité managériale devient la version technique du politique. Le concept matrice de cette idéologie qui n'avoue pas son nom, c'est celui d'information.
Sous le regard de l'humaniste Norbert Wiener, inventeur de la cybernétique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l'information couvrait un large éventail de pratiques et d'agents, de contenus et de contenants : les télécommunications, les postes, les médias, les activités éducatives et culturelles, les religions, etc. Or le concept d'information, à la base de la notion de société de l'information, souffre d'un tropisme originel. Celui que lui confère une vision purement opératoire. Dès son introduction dans les sciences sociales, toute une tradition de pensée critique, philosophique et historique, a dévoilé les présupposés et pointé les effets de sens incontrôlés que nourrit la confusion entre le concept d'information et celui de savoir, entre le concept d'information et celui de culture. L'information est ainsi l'affaire de l'ingénieur des télécommunications. Son problème est de trouver le codage le plus performant, en termes de vitesse et de coût, afin de transmettre un message d'un émetteur à un destinataire. Seul le canal importe, la production du sens n'est pas au programme. L'information est coupée de la culture et de la mémoire. Sa valeur est essentiellement déterminée par le temps. Elle « court après l'actuel », comme disait l'historien de la longue durée Fernand Braudel. La forme de temporalité qu'elle implique tranche sur le temps d'élaboration du savoir. Le schéma mécanique du processus de communication qu'elle inspire est consubstantiel à la représentation linéaire et diffusionniste du progrès. L'innovation se diffuse du haut vers le bas, du centre vers les périphéries, de ceux qui savent vers ceux qui sont censés ne pas savoir.
Cette origine technicienne du concept s'estompera avec le temps dans le langage ordinaire. Le flou l'entourera et se propagera à la notion de société de l'information. Le fait est que, aujourd'hui, c'est l'origine instrumentale de la caractérisation de l'« information » qui explique en pratique pourquoi un organisme technique des[...]
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Écrit par
- Armand MATTELART : professeur en sciences de l'information et de la communication, à l'université de Paris-VIII-Saint-Denis-Vincennes
Classification
Média