INGÉNIEUR ET ARCHITECTE
Collaborations ou divorce
Cette divergence ne va pas sans frictions, et l'architecte César Daly, fondateur de la Revue générale de l'architecture et des travaux publics, peut déclarer à ce propos, lors d'un banquet organisé en 1877 par la Société des ingénieurs civils de France : « Depuis le commencement du siècle, architectes et ingénieurs se regardent chez nous avec plus d'étonnement que de bienveillance. On croirait le dieu A + B et la déesse Fantaisie en train de se dévisager réciproquement. »
Même si la collaboration se passe souvent bien en pratique, de nombreux épisodes témoignent de tensions grandissantes entre des figures professionnelles qui se définissent désormais de manière radicalement différente. À Paris, dans les années 1890, la conception du pont Alexandre-III voit par exemple s'opposer l'architecte Cassien-Bernard, qui se plaint d'être marginalisé, et l'ingénieur Jean Résal, pour qui la contribution de l'architecte est de nature à altérer le caractère véritable de son œuvre. Le contraste entre la riche décoration du pont et la simplicité puissante de ses arcs en acier moulé constitue une illustration saisissante de la distance qui s'est creusée entre l'architecture et l'ingénierie à la Belle Époque.
Le Mouvement moderne, qui commence à se développer peu après le début du xxe siècle, va tenter de surmonter ce divorce en devenant le promoteur d'une architecture capable de faire sienne quelques-unes des qualités essentielles de l'ingénierie, comme son efficacité ou encore sa capacité à émouvoir le spectateur sans recourir à l'histoire des styles ni abuser des ornements. Il n'est pas fortuit que cette quête prenne souvent l'aspect d'un double souci de répondre aux besoins archétypiques de l'humanité et de se conformer aux enseignements les plus récents des sciences et des techniques, en faisant table rase de l'histoire.
C'est le cas chez Le Corbusier, qui oppose le « problème bien posé » des ingénieurs à l'académisme stérile de nombreuses productions architecturales de son temps. Mais plutôt que d'entreprendre la restauration de relations harmonieuses entre architecture et ingénierie, les architectes modernes entendent reconquérir un terrain qu'ils estiment perdu : celui de la rigueur technique et de la beauté qui en résulte. Les programmes de reconquête ont toujours quelque chose de belliqueux. Rien d'étonnant, dans ces conditions, à ce que, en dépit de l'admiration vouée par les principaux théoriciens et praticiens du Mouvement moderne à des ingénieurs comme le Suisse Robert Maillart ou l'Espagnol Eduardo Torroja, la distance entre architecture et ingénierie continue à s'accuser. Lorsque cet écart diminue ou s'annule, c'est généralement du fait de personnages occupant une position quelque peu marginale, comme Richard Buckminster Fuller et Konrad Wachsmann aux États-Unis, ou encore Jean Prouvé en France.
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Écrit par
- Antoine PICON : professeur d'histoire de l'architecture et des techniques à la Graduate school of design de l'université Harvard, Cambridge, Massachusetts (États-Unis)
Classification
Médias
Autres références
-
ARCHITECTES ET INGÉNIEURS (expositions)
- Écrit par Michel COTTE
- 1 247 mots
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