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INGÉNIEUR ET ARCHITECTE

L'ingénieur en quête d'un nouveau rôle

Quant à l'ingénieur, on pourrait le croire moins menacé que l'architecte. Il n'en est rien, pour des raisons qui vont de l'évolution récente des sciences et des techniques à la crise des valeurs de progrès politique et social que celles-ci avaient longtemps incarnées.

La technoscience contemporaine repose tout d'abord sur un couplage beaucoup plus étroit qu'autrefois entre recherche et applications pratiques. Dans un tel contexte, les compétences de l'ingénieur ne se trouvent pas fondamentalement remises en cause, mais leur maîtrise par une figure occupant une position en quelque sorte intermédiaire entre le scientifique et l'homme de l'art apparaît de moins en moins nécessaire dans toute une série de domaines. La « révolution des matériaux » dont on entend si souvent parler, par exemple avec la diffusion des matériaux composites, de la construction navale à l'automobile, fait précisément appel à la recherche scientifique pure, d'un côté, à des questions de conception, ou plutôt de design au sens anglo-saxon du terme, situées en aval de l'ingénierie, de l'autre. À bien des égards, la nouvelle figure de concepteur dont la possibilité se dessine ainsi ressemble davantage à un architecte, ou plutôt à un hybride d'architecte et d'ingénieur, qu'à la figure plus traditionnelle de l'ingénieur.

Ce début de remise en cause de la figure de l'ingénieur va de pair avec une crise des valeurs fondamentales dont elle se réclamait, à commencer par celle d'un progrès qui serait indissociablement technique, politique et social. Dans un contexte marqué, du moins dans les pays développés, par une déconnexion entre marche en avant des techniques et emploi, il devient difficile de parler du progrès comme pouvaient le faire les ingénieurs des xixe et xxe siècles. Plus généralement, les désillusions et les angoisses suscitées par le développement technologique l'emportent désormais sur les perspectives d'avenir radieux.

Dans le domaine du génie civil et de la construction, la perte de confiance dans les vertus de la technologie se traduit par la multiplication des recours contre toutes sortes de projets, du plus ambitieux au plus modeste : du nouveau tunnel dans une vallée de montagne, auquel s'opposent écologistes et associations, à l'aménagement d'un simple carrefour qui peut rencontrer l'hostilité inattendue des riverains. Cette situation a pour conséquence de couper l'ingénierie de ses deux références privilégiées. Il n'est plus question pour l'ingénieur de se réclamer d'une utilité incontestable ancrée dans les besoins immémoriaux de l'homme, puisque nombre de ses réalisations semblent désormais marquées du sceau de la gratuité. Il lui est encore plus difficile de se justifier au nom du futur. Qu'il le veuille ou non, c'est dans le droit fil d'un héritage devenu impossible à ignorer et dans le présent qu'il doit désormais travailler. Cette situation le rapproche là encore de l'architecte, soumis à l'histoire et œuvrant dans l'actualité.

Dans le cas de l'architecte comme dans celui de l'ingénieur, on assiste à une déstabilisation d'identités professionnelles qui s'étaient pour l'essentiel constituées au début de la première révolution industrielle. Cette déstabilisation rend possible l'établissement de nouveaux types de coopération, fondés sur la remise en question d'un partage des tâches que le Mouvement moderne n'était pas parvenu à ébranler véritablement : aux architectes la conception générale et les aspects esthétiques des bâtiments ; aux ingénieurs les questions plus techniques, du calcul des structures aux problèmes de ventilation. Cette ligne de partage, qui avait le mérite de la clarté, se voit de plus en plus fréquemment[...]

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Écrit par

  • : professeur d'histoire de l'architecture et des techniques à la Graduate school of design de l'université Harvard, Cambridge, Massachusetts (États-Unis)

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Médias

La tour Eiffel - crédits : Medioimages/ Photodisc/ Getty Images

La tour Eiffel

Le Corbusier - crédits : Felix Man/ Getty Images

Le Corbusier

Caserne de pompiers, Z. Hadid - crédits : Hilbich/ AKG-images

Caserne de pompiers, Z. Hadid

Autres références

  • ARCHITECTES ET INGÉNIEURS (expositions)

    • Écrit par
    • 1 247 mots

    L'ouvrage d'art et le grand bâtiment public ou industriel prennent place à la frontière de deux cultures, celle des architectes et celle des ingénieurs. Confrontation et complémentarité, affirmation d'autonomie et source mutuelle d'inspiration, l'ambiguïté paraît marquer cette rencontre. Les démarches...