INGRID CAVEN (J.-J. Schuhl) Fiche de lecture
Les prix littéraires sont porteurs de sens concernant leur époque. Certaines années, ils témoignent seulement d'une lassitude à l'égard d'une production un peu morose, calibrée en fonction de préoccupations extérieures à la littérature. Les jurys semblent alors s'abstenir de jouer leur rôle d'arbitres pour se perdre dans des considérations stratégiques et des votes de compromis. En 2000, le jury du prix Goncourt a pris au contraire un parti plus affirmatif, en manifestant qu'un style forgé dans les années 1970, en marge des collages pop-art et des montages cinématographiques de Godard, pouvait avoir quelque chose à dire au monde du xxie siècle, et qu'il importait de restituer d'autres sons, d'autres musiques, d'autres présences que celles qui sont diffusées par les « tubes cathodiques », transmettant un « virus qui fait disparaître des crevasses du temps des pans de l'Histoire, la fin des sixties, début des seventies par exemple ».
Le Goncourt 2000 – Ingrid Caven de Jean-Jacques Schuhl (Gallimard) – n'a rien à voir avec le devoir de mémoire, pas plus qu'avec la nostalgie, mais avec la nécessité, pour se sentir vivant, de ne pas renier un passé où il était possible de faire des bêtises, d'admirer des « faits et gestes ayant la beauté anonyme de ce qui n'appartient à personne », et d'inventer un « comportement inédit », une sorte de « chic désespéré » où la folie avait sa part. Le producteur Mazar (nom donné par Jean-Jacques Schuhl au très réel Jean-Pierre Rassam) « avait choisi : la réalité mise à nu. Il voulait deux choses : la farce et la beauté… Mais attention, il y avait des risques. Une vie drôle demande des risques, on ne peut pas tout avoir : la sécurité et la drôlerie ». Qu'une période aussi marquée par le principe de précaution et le désir de sécurité que les années 2000 célèbre un livre où l'inconnu, l'imprévu, le hasard mènent la vie, au risque de la peur et de la mort, est sans doute l'indice d'une lassitude et d'un manque, si ce n'est de l'amorce d'un changement. Comme l'affirmait Jean-Jacques Schuhl dans son premier livre, Rose poussière, publié à l'orée des années 1970 : « L'histoire a des préludes qui n'ont l'air de rien du tout. »
Jean-Jacques Schuhl est resté sans publier pendant vingt-cinq ans. Il revendique le droit d'exister par autre chose que des pages alignées et des livres produits, comme ces groupes anglais décrits dans Rose poussière : ils sont « surtout des groupes. Ils ne sont musiciens qu'accessoirement. La musique sert de prétexte à faire des choses ensemble, et à faire entendre ensemble les choses. Les choses plus que les sons ». À son tour, Ingrid Caven est imprégné de musique, de « son chant à elle », « la » Caven, la chanteuse, l'épouse de Fassbinder, la compagne de Jean-Jacques Schuhl. Dans une chronologie bousculée, ce « roman » où tout est vrai respire « de mots trouvant forme dans l'air », suit le parcours d'une femme, d'une scène considérée par l'auteur comme originaire – celle où Ingrid, à l'âge de quatre ans, chante à Noël Nuit sacrée pour des soldats d'Hitler – jusqu'au tour de chant du Pigall's, en passant par ces voyages, de palace en grand hôtel, où l'interprète répète le Pierrot lunaire de Schoenberg et cherche « un son où passeraient les bruits d'aujourd'hui, ceux de la rue aussi, les plus bêtes, les plus vulgaires, comme à l'époque… pas les sons purs de l'opéra ». Dans le paysage grandiose de New York, c'est « un petit bout de bleu », quelques centimètres carrés de rivière aperçus entre deux gratte-ciel, qui donnent « à tout le reste un autre éclairage, spécial ». De même, la trace imprimée[...]
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Écrit par
- Aliette ARMEL : romancière et critique littéraire
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