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INITIATION

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L'intelligence du caché

Les analogies repérées entre les trois types d'initiations, soit dans la séquence de leurs rites, soit dans leur symbolisme (celui de la mort et de la résurrection), posent un premier problème, d'ordre historique. Est-ce que les initiations religieuses et magiques ne sortent pas des initiations tribales ?

C'est le point de vue de H. Schurtz qui se place dans la perspective de l'évolutionnisme et soutient que les sociétés secrètes ont été précédées chronologiquement par les classes d'âge et que les règles de l'initiation se sont ainsi perpétuées, du passage de l'état d'enfance à l'état d'adulte, au passage d'un groupe social à un autre lorsque la société s'est compliquée et différenciée. La théorie de Schurtz a été vivement critiquée, en particulier par R.  Lowie ; ce dernier insiste sur les différences patentes entre la nature des cérémonies tribales et les traits propres aux associations, confréries, clubs fermés ; sur l'opposition qui existe souvent, dans une même ethnie, entre les initiations tribales qui sont réservées aux hommes et les initiations religieuses qui admettent les femmes et ne tiennent pas plus compte des classes d'âge que de l'appartenance des individus à tel ou tel clan ; sur le contraste entre le caractère obligatoire des initiations tribales, en Australie par exemple et en Afrique, et le caractère volontaire de l'entrée dans une confrérie ou une association secrète : « Lorsqu'un jeune Hidatsa ou un Crow se retire sur quelque colline solitaire et dénudée et mortifie sa chair pour se faire entendre des êtres surnaturels, cela ne concerne nullement la communauté, c'est une question personnelle [...], s'il réussit à avoir une vision, il en retirera un avantage personnel ; sinon, personne ne peut plus lui reprocher d'avoir échoué. En fait, les Indiens des Prairies ne bénéficiaient pas tous de visions, loin de là. En général, la vision ne modifiait pas la position sociale des Indiens et n'avait rien à voir avec leur avenir matrimonial. »

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Cette interprétation paraît fondée et il ne faut donc pas songer à une évolution linéaire, conduisant de l'initiation tribale à l'initiation religieuse ; mais, comme on l'a dit à propos des confréries religieuses de l'Antiquité, il s'agit de toute une série de phénomènes de destructuration d'anciennes cérémonies et de restructuration de nouvelles cérémonies au cours du temps. Or il paraît évident que les initiations religieuses ou magiques ont utilisé, lors de la formation des « associations » volontaires, des mécanismes antérieurs, comme par exemple, pour certaines confréries de l'Afrique de l'Ouest, des rituels d'intronisation royale, des séquences empruntées à d'anciennes initiations tribales et des fragments de religions extatiques sauvages. On peut même trouver, par exemple pour le chamanisme asiatique, quelques-unes des étapes de ces désorganisations et réorganisations successives, le chaman étant, en Asie centrale, un fonctionnaire religieux classique travaillant pour la communauté, et, en Sibérie, un individu séparé des clans, travaillant individuellement et appelé ici et là par une clientèle de malades ; cependant, les mêmes représentations collectives de dépècement du corps et de résurrection se retrouvent d'un chamanisme à l'autre.

L'interprétation psychanalytique

Parmi les théories les plus célèbres, il faut faire une place à part à la psychanalyse, qui a fait de l'interprétation des rites de l'initiation un de ses champs préférés d'étude. Les sévices que doit subir l'initié ne constituent pas, comme le prétendent les sociologues, une école d'endurance et de courage, mais ils expriment l'hostilité du père (ou de ses substituts) envers le fils ; la circoncision est à la fois la punition du désir de l'inceste chez ce dernier et une manifestation de castration symbolique de l'enfant par le père, impressionnant, grâce à la forme dramatique qu'elle revêt, l'inconscient du candidat ; par ce traumatisme, la libido sera détachée de la mère, soit pour s'écouler sur les autres hommes, ses cocandidats à l'initiation, sous la forme de l'homosexualité désexualisée (passage de l'attachement à la mère à la conscience d'appartenir à la société des hommes), soit pour s'écouler sur les autres femmes que sa mère (l'initié acquiert par la circoncision le droit de fonder désormais sa famille et de se marier). Ainsi, le cérémonial initiatique tribal correspond à une mise en scène de la liquidation du complexe d'Œdipe (Th. Reik). En même temps, les psychanalystes ont insisté sur la nature compensatoire du rituel : une chose est retirée (l'initié sera soumis à des tabous), mais une autre chose est donnée (« la scène primitive », c'est-à-dire l'union sexuelle du père et de la mère, dont la vision était interdite à l'enfant, est révélée lors de l'octroi du churinga totémique) ; mieux encore, l'initiation a pour fonction essentielle la formation du surmoi, et le caractère particulier du surmoi chez les « primitifs » par rapport aux Occidentaux tiendrait à ce que, l'initiation n'existant pas chez nous, notre surmoi se forme par l'intériorisation du père, tandis que chez les « primitifs » il restera extérieur à l'ego et collectif : les anciens se déchargent de leur hostilité sur les jeunes, leurs rivaux sexuels, et par la peur les font obéir à la tradition (G.  Roheim).

Cependant, de plus récents psychanalystes se refusent à donner dans leur interprétation une place aussi grande à la terreur, en vue de liquider le complexe d'Œdipe ; ils remarquent que l'enfant a le désir de la masculinité, que le garçon nourrit aussi une certaine jalousie envers les femmes, qui peuvent procréer, tandis que les filles envient de leur côté le pénis masculin ; d'où des interprétations plus subtiles ; la circoncision n'est pas une castration symbolique, mais le désir pour le garçon d'être blessé comme la femme dans ses organes génitaux ; le sang qui coule est l'analogue du sang menstruel, et la menstruation élevant la dignité de la femme, puisqu'elle est le signe de ses maternités futures (G. Devereux), l'homme acquerrait ainsi un pouvoir égal à celui que ce sang menstruel permet aux filles ; certaines pratiques, comme la subincision, vont même jusqu'à donner à l'organe sexuel masculin la forme de la vulve féminine, exprimant bien ainsi la jalousie d'un sexe vis-à-vis de l'autre (B. Bettelheim). On pourrait multiplier ces interprétations, surtout si l'on sortait du freudisme orthodoxe pour passer en revue les théories de psychanalystes hérétiques, comme C. G.  Jung, qui voient dans l'initiation la mise en œuvre d'une volonté délibérée visant à séparer l'individu de la nature (et du monde féminin qui est un monde clos) pour le faire entrer dans la culture (et dans le monde viril, qui est un monde ouvert vers le dehors). La schizophrénie donne la meilleure image de ce que serait l'individu resté enfermé dans la matrice de la mère, n'ayant donc pas subi la libération que donne l'initiation.

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Quant à l'initiation magique, elle serait en quelque sorte le contre-pied de l'initiation tribale : le sorcier est non celui qui se soumet aux contraintes du surmoi des anciens, mais celui qui, surmontant la censure sociale et le sentiment de culpabilité, s'approprie la puissance du père assassiné pour terroriser les frères jaloux, la force magique n'étant autre au fond qu'une « projection de la puissance phallique » (Roheim).

Malgré les critiques que l'on peut diriger contre ces diverses théories, elles comportent une grande part de vérité ; on ne peut bien comprendre des cérémonies aussi complexes que celles des initiations tribales qu'en se plaçant aux différents niveaux stratifiés d'une psychologie en profondeur ; mais elles restent toutes hypothétiques et problématiques (R. Bastide). Tout au moins ont-elles le mérite de mettre l'accent sur la place de la sexualité dans le rituel ; or il apparaît déjà, au niveau des archétypes mythiques qui sous-tendent le rituel, que l'initiation a pour but le passage de la confusion des sexes à leur spécification : la clitoridectomie a pour fonction dans bien des sociétés africaines d'enlever l'âme masculine de la fille (le clitoris symbolisant le phallus) pour en faire une femme ; mais chaque sexe dès lors aura besoin de son complémentaire pour retrouver l'union primitive ; d'où la nécessité du mariage, et par le mariage, l'alliance, la solidarité, la cohésion sociale se réalisent à l'intérieur du cosmos.

L'interprétation sociologique

Les sociologues, pour leur part, ont d'abord mis en lumière les diverses fonctions de l'initiation tribale : faire passer les jeunes garçons de la domination féminine à l'autorité masculine, les intégrer au clan ou à la tribu (B. Laubscher) ; assurer le contrôle de la société organisée et la perpétuation des valeurs éthiques d'une génération à une autre (É. Durkheim) ; constituer, dans les sociétés sans écriture, la forme primitive de l'école, donnant à la fois l'instruction (mémorisation des mythes, de l'histoire ethnique, des règles de la vie sociale) et l'éducation morale (apprentissage du courage, de l'endurance à supporter les sévices, de l'autodiscipline, du sens de la fraternité masculine pour le garçon ; des devoirs familiaux et des tâches féminines pour la fille). Mais certains anthropologues veulent aller plus loin encore et, comme les psychanalystes, mais sur un autre terrain, découvrir le « caché » de l'initiation derrière le manifeste. J. G.  Frazer a soutenu, à partir des exemples australiens, que ces cérémonies ne deviennent intelligibles que si l'on suppose que leur essence consiste à enlever au jeune homme son âme pour la faire passer dans son totem (rituel de la mort) et à lui infuser une vie nouvelle qui est celle de son totem (rituel de la résurrection) ; bref, il s'agirait en gros d'un échange d'âme. Leo Frobenius, frappé surtout par le rôle des déguisements et des masques, y voit une technique spéciale pour transformer les individus en esprits des ancêtres et de la brousse (Vergeistigung), et leur faire ainsi acquérir des pouvoirs surnaturels ; cette conception vaut sans doute en partie pour les initiations religieuses et magiques, mais ne peut s'appliquer aux initiations tribales. Durkheim, dans une perspective analogue, mais pour les seules sociétés tribales totémiques, pense que des déformations corporelles ont pour objet de donner au récipiendaire, sous une forme plus ou moins symbolique, l'aspect de son totem. R. Caillois, insistant sur l'importance de la nouvelle naissance, met en parallèle le rituel de l'initiation avec les mythes de la création cosmique, dont ce rituel ne serait que le doublet.

De toutes ces interprétations, la plus valable paraît être celle de J.  Cazeneuve qui voit dans les deux premières formes de l'initiation une revivification de la condition humaine au contact du sacré et selon les archétypes (variables d'une culture à l'autre) fondateurs de cette condition humaine, tandis que l'initiation magique consisterait au contraire à en prendre le contre-pied : « Le sacré est une sorte de synthèse entre la forme numineuse et la condition humaine, ou plutôt un aspect du numineux par lequel celui-ci apparaît comme l'archétype transcendant qui fonde l'ordre humain sans lui être asservi [...] L'esprit de la religion se reconnaît quand le primitif s'ingénie, au prix de durs sacrifices parfois, à signifier que l'ordre humain ne suffit pas à lui-même et n'a de valeur que par la participation à des archétypes sacrés qui le fondent et le dépassent à la fois », de sorte que « l'individu n'existe vraiment comme un homme que s'il est initié, rituellement façonné et intégré dans la société » par sa mise en relation avec le sacré de sa propre civilisation.

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Cette dernière interprétation met en évidence, par-delà les fonctions psychanalytiques possibles de la liquidation du complexe d'Œdipe et de la formation du surmoi, et par-delà les fonctions sociologiques d'intégration et de socialisation des jeunes générations par les générations anciennes, les racines religieuses de l'initiation tribale ; elle rejoint ainsi les recherches les plus récentes. On a surtout insisté jadis sur les rites et l'on n'a voulu voir dans les cérémonials initiatiques que les phénomènes de passage d'un statut à un autre. Le côté « introduction à la connaissance ésotérique » de l'univers avait été laissé de côté, parfois même nié. Or, au fur et à mesure que l'on apprend à mieux connaître cette institution, il apparaît de plus en plus nettement que, pour les sociétés non occidentales tout comme pour les sociétés archaïques, les écoles de la brousse ont pour mission aussi de révéler la signification secrète des choses : tout, dans le cosmos comme dans le social, est « signe » ou « symbole » d'une autre réalité ; il faut donc apprendre à lire le monde si on veut le comprendre et agir sur lui sans le ramener au chaos ou au désordre. C'est à partir des travaux de Griaule chez les Dogon que cette constatation s'est avérée indiscutablement pour l' Afrique, et même des ethnographes qui ne sont en aucune façon des disciples de Griaule sont aujourd'hui amenés à faire des découvertes similaires, dans d'autres régions du même continent, par exemple chez les Venda ou dans le Bwiti fan ou ghetsogo. Les anthropologues américains ont mis en lumière des phénomènes analogues chez les Indiens d'Amérique du Nord et décrivent, à leurs propos, les métaphysiques ésotériques de leurs diverses confréries religieuses ou magiques. D'autres chemins sont encore ouverts aujourd'hui ; ainsi, des observateurs participants peuvent se joindre volontairement à des cérémonies d'initiation, ce qui amène à corriger les oppositions chères aux anciens chercheurs entre le monde des femmes et celui des hommes, dont était parti Schurtz, mais dont même ceux qui ne suivaient pas son évolutionnisme linéaire restaient pourtant marqués. L'initiation ne consiste pas pour les garçons à sortir purement et simplement de la domination des femmes et pour les filles à apprendre leurs rôles spécifiques ; il apparaît que, tout au cours des cérémonies, cette opposition est contrebalancée par la complémentarité des deux sexes et que celle-ci se marque par une série de dons et de contre-dons entre femmes et hommes, par le rachat de leurs fils par les mères, voire par une dernière étape d'initiation commune aux deux sexes (R. Jaulin, J. Roumeguère). Il est donc vraisemblable qu'une connaissance plus en profondeur des rites révélera de nouveaux aspects, mal connus encore, de ces cérémonials, dont toute théorie générale de l'initiation devra désormais tenir compte si elle veut être satisfaisante pour l'esprit.

— Roger BASTIDE

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Écrit par

  • : professeur honoraire à l'université de Paris-I

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Rituel de passage - crédits : Paul Chesley/ The Image Bank/ Getty Images

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