INSIDE LLEWYN DAVIS (J. et E. Coen)
Trois ans après le succès commercial de True Grit, Joel et Ethan Coen sont revenus à une inspiration plus personnelle et intime. Inside Llewyn Davis (2013) s’inscrit en effet dans la lignée de Barton Fink (1991), The Barber (2001) et A Serious Man (2008). Le destin d’un homme sans destinée permet aux deux cinéastes d’offrir sans doute leur œuvre la plus simple et la plus forte, sans pour autant renoncer à l’ancrage historique et pseudo-biographique de leur personnage.
New York en hiver
Nous sommes à New York en 1961, à l’apogée de la folk music. C’est l’hiver, il fait gris et froid, et rarement la ville fut peinte au cinéma avec aussi peu de romantisme. Llewyn Davis (Oscar Isaac) est un chanteur et guitariste de talent, mais il ne parvient jamais à franchir la rampe qui le hisserait hors du Gaslight Cafe, haut lieu de la scène folk, situé sur MacDougal Street, au cœur de Greenwich Village. C’est pourtant là, dans cette même salle désormais mythique (fermée en 1971), que Bob Dylan parvient à réussir précisément ce que Llewyn Davis s’est obstiné à rater. Le film des frères Coen est une grande œuvre sur l’échec, et on aurait sans doute tort de croire qu’il ne s’agit pas d’une histoire américaine. On peut, certes, évoquer la tyrannie du happy end d’outre-Atlantique, et il y a en effet fort à parier que le film ne fera pas autant recette que True Grit dans son pays. Les cinéastes renouent cependant avec la veine littéraire de Scott Fitzgerald, J.D. Salinger, Philip Roth ou Saul Bellow, mais aussi avec celle de grands Hollywoodiens comme Billy Wilder qui, lui aussi, réussit brillamment en racontant très souvent des histoires d’échec.
Au début du film, après avoir été applaudi juste poliment par les spectateurs, le personnage principal reçoit une sévère correction dans l’arrière-cour du Gaslight. Le film se clôt par la répétition de la scène : on comprend désormais les raisons de l’agresseur, un « péquenaud » qui tenait à venger l’honneur de sa chanteuse de femme maltraitée par Davis lors d’un passage sur scène ; on entend surtout la chanson « Hang Me ! Oh Hang Me ! », celle que venait de chanter sans succès le personnage principal, à laquelle fait contrepoint le « Farewell » de circonstance entamé par un jeune homme à la voix nasillarde, que le générique de fin appellera sobrement Young Bob… Ce jeune homme est appelé à quitter très vite le Gaslight et, bientôt, à rompre avec le folk ; Llewyn Davis, lui, n’en sortira jamais, sinon pour de catastrophiques errances. Le personnage imaginé par les frères Coen reste en cela fidèle à son référent dans l’histoire de la musique, à savoir Dave Van Ronk, prodigieux guitariste et bon chanteur, véritable modèle pour Dylan, Joni Mitchell et les autres monstres sacrés de la folk music. En dépit des allégations des frères Coen, Davis doit beaucoup à Van Ronk : il accomplit, par exemple, un voyage calamiteux à Chicago afin de rencontrer le producteur Al Grossman (l’homme qui a lancé Bob Dylan…), ce qui se solda évidemment par un échec ; mais le film transfigure cet épisode, sans doute le plus noir de tous. Contraint de faire l’aller de ce voyage d’hiver en compagnie d’un producteur de jazz héroïnomane dont la philosophie de la vie va bien au-delà du pessimisme (on apprécie ici la prestation de John Goodman), il s’arrête au retour dans les environs d’Akron, dans l’Ohio. Il sait qu’une femme aimée dans le passé y élève un enfant qu’elle a eu de lui, mais, cela n’étonne guère, il restera immobile dans la nuit face à lui-même. Cette séquence illustrée par la partie chantée de la Quatrième Symphonie de Gustav Mahler est incontestablement un des sommets pathétiques de toute l’œuvre des frères Coen.
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Écrit par
- Marc CERISUELO : professeur d'études cinématographiques et d'esthétique à l'université de Paris-Est-Marne-la-Vallée
Classification
Média