INSPIRATION (Grèce antique)
Inspiration et compétence poétique
Cette conception de l'inspiration poétique diffère sur des points essentiels de celle que s'en font les poètes anciens eux-mêmes. En effet, les poètes associent traditionnellement l'inspiration à la connaissance, et se montrent très conscients de l'importance de l'art, de l'aspect technique qui intervient dans leur travail. Cela dit, on gardera toujours en mémoire le fait que, dans le cadre d'une civilisation de l'oralité, composition et interprétation d'une œuvre, quelle que soit cette œuvre, sont indissociables. On compose en interprétant ; on interprète ce que l'on est en train de composer ; et, sans public, composition et interprétation n'ont plus aucune raison d'être. Voilà ce qui ressort nettement d'une étude attentive de l'Iliade et de l'Odyssée, dont la composition fut essentiellement orale.
Pour tous les poètes, l'inspiration vient des Muses qui, d'une part, leur donnent une compétence poétique permanente et qui, d'autre part, leur accordent une aide temporaire pour composer. La description de Démodocos par Homère dans l'Odyssée montre d'abord que les Muses l'aident sans relâche : « ... et qu'on aille chercher notre aède divin, ordonne Alcinoos, notre Démodocos que la déesse [la Muse] a fait le charmeur sans rival, quel que soit le sujet où l'engage son cœur ». Mais la Muse inspire aussi Démodocos à des moments précis : « Quand on eut satisfait la soif et l'appétit, l'aède, que la Muse inspirait, se leva. » Or cette aide permanente et momentanée que les poètes appellent de leurs vux, et qu'on pourrait définir comme la dépendance à l'égard d'une source autre que la conscience, s'exerce en ces deux domaines : cognitif et pragmatique. La Muse accorde à l'aède une certaine connaissance de ce dont il va parler, et une certaine autorité sur l'auditoire auquel il s'adresse.
Dans ses invocations aux Muses, qui sont les filles de Zeus et de Mnémosyne (Mémoire), Homère sollicite la communication d'informations. Ainsi, dans l'invocation qui ouvre le catalogue des vaisseaux (Iliade, chant 2) : « Et maintenant, dites-moi, Muses, habitantes de l'Olympe - car vous êtes, vous, des déesses : partout présentes, vous savez tout ; nous n'entendons qu'un bruit, nous, et ne savons rien -, dites-moi quels étaient les guides, les chefs des Danaens. » L'urgence de l'invocation s'impose dès que l'on considère ce qui lui succède. Suivent en effet 266 vers qui évoquent 29 flottes, que décrit le poète en donnant l'origine géographique et le nom du commandant de chacune.
Alors qu'Homère demande aux Muses de lui accorder la connaissance du passé, connaissance qui s'oppose à l'ignorance, Hésiode, dans la Théogonie, considère les Muses comme les garantes de la vérité et de l'erreur, qui permettent d'accéder à une connaissance vraie et donc d'échapper à une connaissance fausse.
Pindare, lui aussi, proclame qu'il tient des Muses un savoir particulier, tout comme Ibycos et Bacchylide. Et, plus qu'Hésiode encore, il insiste sur la véracité de ce savoir, profondément conscient qu'il est du fait que la poésie peut aussi transmettre la fausseté (Olympiques, Néméennes).
De quelque façon qu'on la conçoive, la connaissance dispensée par les Muses aux poètes ressortit à la mémoire (Théogonie). Voilà pourquoi Mnémosyne est si souvent considérée comme la mère des Muses (Pindare, Péan ; Platon, Euthydème, 275c, Théètète, 191d ; Plutarque, De l'éducation des enfants, Moralia). Déjà, dans l'Iliade, les Muses sont mises en rapport avec la mémoire, ce qui prouve l'antiquité de la croyance. Mais de quelle nature est la mémoire qui intervient[...]
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Écrit par
- Luc BRISSON : directeur de recherche au C.N.R.S.
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