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INSTITUTIONS

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De la congruence des « status »

Si l'on cherche à discerner les critères à la lumière desquels un individu juge scandaleuse, injuste, la situation qui lui est faite, on s'aperçoit que la congruence entre les éléments de sa situation ou de son status compte autant pour lui que la rigueur arithmétique du partage, qu'il est le plus souvent incapable d'apprécier. Tout status constitue un « paquet » d'attributs et de relations, qui sont bien loin d'être cohérents. En effet, les divers attributs qui se rapportent à un même individu le placent à des niveaux très différents d'une ou de plusieurs hiérarchies de prestige et de pouvoir. C'est un phénomène que de nombreux sociologues américains ont mis en lumière. Gerhard Lenski par exemple parle de « cristallisation de status », mais ce phénomène est complexe, la concrétion du cristal est délicate, et le cristal lui-même est fragile, instable et cassant. Considérons les quatre éléments suivants qui contribuent à identifier globalement une personne et à lui assigner une place dans la société américaine : son revenu, son emploi, son origine ethnique et son niveau d'éducation. On remarquera d'abord qu'entre tous ces éléments, ou du moins certains d'entre eux, une certaine cohérence tend à se manifester. Par exemple, un haut revenu est en général associé avec un type d'emploi déterminé, et exclusif de certains autres. De même, en général, l'individu qui occupe de très hautes responsabilités dans une entreprise n'est pas un illettré ; et l'association positive entre le niveau d'éducation et l'emploi est encore plus étroite si, au lieu d'envisager le groupe des « responsables » dirigeants de l'entreprise (qui parfois ont hérité leur position ou l'ont acquise au terme d'intrigues et d'arrangements où leur compétence, leur formation universitaire n'a rien à voir), on considère ceux des techniciens et des ingénieurs qui ne pourraient pas s'acquitter de leurs tâches s'ils n'y avaient été préalablement préparés à l'université ou dans des écoles spécialisées.

La cristallisation des trois éléments telle que la présente Lenski s'explique si l'on tient compte de distinctions, empruntées à George Homans. Ainsi, toute activité peut être envisagée du point de vue de la satisfaction qu'elle procure, comme le solde net entre des coûts et des revenus. Ces catégories empruntées à l'analyse économique ne visent pas seulement les services et les biens matériels que cette activité procure et que son accomplissement requiert ; coûts et services ne se réduisent pas à des flux monétaires : on peut enrichir cette distinction un peu sommaire en reconnaissant aussi, parmi les coûts, ceux qui sont encourus pendant l'exercice de l'activité elle-même, ceux qui l'ont été avant, et sans la dépense desquels l'individu ne se serait pas qualifié, ne se serait pas rendu apte à l'emploi qu'il occupe. Ajoutons des coûts encourus aux fins d'amortissement, de telle sorte que, si l'individu devait quitter son emploi, la cessation d'activité ne serait pas nuisible à l'acteur, ou ne le serait que faiblement. Le revenu que le dirigeant de l'entreprise perçoit, c'est son salaire, mais aussi le prestige dont il bénéficie à l'extérieur de l'entreprise, une certaine considération dans laquelle se déroule sa vie quotidienne. Ce revenu matériel et symbolique le dédommage, pour ainsi dire, des coûts courants qu'il acquitte sous forme d'heures de bureau, de voyages en avion, d'insomnie et d'anxiété, mais aussi d'un coût préalable, qu'on peut appeler l'investissement, que le chef d'entreprise a accumulé tout au long de sa carrière.

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Le status est équilibré si entre coûts et revenus courants, investissement et amortissement une relation à peu près fixe s'établit ; c'est le cas, semble-t-il, pour tout un secteur de la société industrielle moderne, celui précisément où s'observe la cristallisation du status. En gros, l'individu qui a investi beaucoup en éducation a des chances de percevoir un haut revenu net. Même si les coûts sont pour lui globalement très élevés (infarctus et ulcères d'estomac), le solde reste positif, puisque le P.-D.G. n'est pas disposé à échanger son status contre celui du balayeur de l'usine. Cet équilibre n'est pas nécessairement rationnel : il peut même résulter d'injustices plus ou moins clairement perçues, concernant par exemple les conditions effectives de l'accès à l'enseignement. Mais il est, au moins pour son titulaire, accepté, et c'est pourquoi certains éléments du status « cristallisent » d'une manière plus ou moins durable. Lorsque, pour un ensemble de rapports sociaux, un certain nombre d'éléments cristallisent, pour former des status « congruents », on dira que ces rapports sociaux constituent une institution.

La convergence des trois critères : éducation, revenu, emploi, caractérise le système des status dans une société de type « méritocratique ». Elle suppose que, parmi tous les attributs possibles, certains aient été retenus et d'autres exclus. Par exemple, dans la liste proposée par Lenski, le groupe familial n'est pas mentionné : le particularisme lié aux origines familiales, si important dans les sociétés traditionnelles, ne serait-il plus pris en compte dans la société américaine ? Il faut y regarder de plus près. Lenski mentionne un quatrième critère qui a beaucoup à voir avec celui de la famille et de la parenté : l'origine ethnique. Il est plus prestigieux pour un Américain de pouvoir mentionner parmi ses ancêtres des Anglais ou des Écossais. Ainsi la qualité ethnique retentit soit d'une manière positive, soit d'une manière négative sur les autres éléments du status personnel.

L'accélération de la mobilité sociale a toutes chances de multiplier les phénomènes d'incongruence ; car le mouvement en question ne fait pas monter et descendre tous les groupes par l'application d'un critère unique (le mérite, par exemple, n'est pas un critère qui puisse être rendu aisément opératoire, par une méthode appropriée d'examens et de promotion professionnelle). En outre, des groupes sociaux, parce qu'ils sont hétérogènes, et que leur hétérogénéité s'accroît au fur et à mesure de la multiplication, de la vitesse et de la facilité de leurs contacts, résistent à l'application d'un critère unique, que ce soit l'argent, le mérite ou la naissance ; en même temps d'ailleurs, en raison du développement d'intérêts ou de problèmes communs, ils ressentent de plus en plus la nécessité d'une coordination centrale. Il en résulte qu'un système de stratification unique, pour une société mobile, n'a pas de sens, et qu'une même hiérarchie de prestige et de pouvoir n'est pas simultanément acceptable par tous les groupes qui composent ladite société. Il ne convient de conclure ni qu'une société mobile se résout nécessairement en une émulsion de particules fluides et inconsistantes, ni qu'elle se fige dans l'affrontement de blocs hostiles. Disons simplement que, la collection très bigarrée des status accessibles aux individus n'étant pas susceptible d'être inscrite dans un système dont les principes seraient explicitement ou univoquement reconnus par tous, il y a toujours à un moment donné un certain nombre de status qui se trouvent mis en question en même temps que leurs titulaires ; et lorsque ce nombre est assez grand et ces status suffisamment importants, la stratification de la société – ou, si l'on veut, l'ordre social – est à travers eux mise en cause.

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Solon, législateur d'Athènes, Juste de Gand et Pedro Berruguete

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