INTÉRÊT, sciences humaines et sociales
Intérêt pour la vie ou désintérêt de la vie, intérêt amoureux ou caractère intéressé, intérêt pour la musique, pour la politique ou pour le genre humain – dans le foisonnement des acceptions de l'intérêt, une première orientation nous vient de par son emploi au sens de « dommage » dans la langue des xiiie et xive siècles. Littré cite ce texte : « L'audition de plusieurs comptes a été retardée ou délayée, au grand intérêt de mon dit seigneur. » Du latin interesse, « être à distance », d'où « différer » (grec diaphérein), dérive, en effet, l'impersonnel interest – « il importe » –, d'où le sens de dommage. Un glissement s'opère alors du dommage au dédommagement, mesure du dommage ; d'où encore, dès le xvie siècle, l'acception économique du profit qu'on retire du prêt de l'argent (le prix du risque, comme dira Keynes). Dans le même temps, se perpétue l'acception initiale de l'impersonnel latin, au sens de « il importe » ; et une ambiguïté curieuse s'attache alors au terme, bien mise en relief par la succession, au fil du même article de Littré, de ces deux définitions de l'intérêt : « Sentiment égoïste qui nous attache à notre utilité particulière » (6) ; « Sentiment opposé à l'intérêt égoïste et qui nous inspire le souci d'une personne ou d'une chose » (7). Les deux définitions sont-elles donc contradictoires ?
Dans son acception la plus générale, l'intérêt mesure la capacité de déplacement du sujet, de l'« intérêt égoïste » au privilège conféré à des objets ou activités originellement étrangers à l'individu. Le problème serait donc de caractériser d'abord le statut du moi en chacune de ces positions, selon qu'on se préoccupe de sa conservation et de son amplification, ou de son accomplissement dans la distribution sélective des éventualités. Telle a été, en effet, la contribution majeure de notre temps de faire apparaître dans le phénomène de l'intérêt la dimension de l'altérité – propre à constituer les objets, à notre égard médiats, de l'« autre sujet » (ou sujet autre) en objets de notre propre intérêt. L'« intérêt égoïste » est-il donc contradictoire avec l'intérêt transindividuel ou bien figure-t-il le premier terme d'une série appelée à se développer avec le développement du moi lui-même ?
Approche phénoménologique : intérêt propre et divertissement
Un essai classique de Albert O. Hirschman, Les Passions et les intérêts, a montré comment, avec le déclin de l'idée de « gloire », s'est développée, du xvie au xviiie siècle, une stratégie visant à assurer le contrôle de l'intérêt sur la passion. Bien que purement égoïste en son principe, l'intérêt a été en outre appelé à se développer en intérêt collectif, sous le couvert de l'axiome de l'harmonie entre l'intérêt de l' individu et l'intérêt général. De l'un à l'autre, une médiation demeure cependant nécessaire : médiation rationnelle du pacte, si elle vise à lever, dans la mouvance d'une conception pessimiste de la nature individuelle, l'hypothèque de l'agressivité propre à l'homo homini lupus ; médiation effective, si elle se fonde, dans une vie optimiste, sur le sentiment de sympathie. Dans les deux cas, une question essentielle demeure cependant en suspens : celle des vicissitudes de l'intérêt même, de l'originalité et de la diversification de ces intérêts dont l'assomption tire la vie sociale de son anonymat. Il est donc vrai que la culture du xviiie siècle a porté au premier plan la catégorie de l'intérêt : en dehors de l'économie politique, que l'on songe au développement de l'esthétique de Jean-Baptiste Dubos à Diderot,[...]
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Écrit par
- Pierre KAUFMANN : professeur honoraire de philosophie à l'université de Paris-X-Nanterre
Classification
Média
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