INTERPRÉTATION (notions de base)
L’aspect le plus troublant de la notion d’interprétation est l’écart que l’on constate entre le caractère technique et relativement complexe du terme et l’universalité de l’action : au sens le plus général, tout vivant « interprète », l’interprétation pouvant même être considérée comme son activité fondamentale.
Sitôt que les philosophes se furent émancipés du mécanisme se réduisant à ne voir dans la nature qu’une gigantesque suite de causes et d’effets, ils comprirent quel fossé séparait le vivant de l’inanimé. Une boule de billard subit la force de celle qui la heurte sans qu’il soit nécessaire de supposer la moindre interprétation de la part de la boule heurtée, qui se met en mouvement dès qu’elle subit le choc avec la première. En revanche, pour rendre compte du mouvement de l’être vivant le plus élémentaire, par exemple une paramécie, il faut envisager la façon dont cet être monocellulaire « interprète » la menace qui vient à sa rencontre.
Une interprétation généralisée
Contrairement aux présupposés d’un empirisme naïf qui conçoit la sensation comme une impression reçue passivement – le modèle de cet empirisme étant la plaque photographique –, les philosophes modernes, Emmanuel Kant (1724-1804) et surtout Friedrich Nietzsche (1844-1900), ont souligné la dimension « active » de la sensation propre aux êtres vivants. Dans un texte de jeunesse, Vérité et mensonge au sens extra-moral (1873), Friedrich Nietzsche résume ce travail du corps en nommant « métaphore » ce qu’on pourrait aussi bien qualifier d’« interprétation » : « Transformer une excitation nerveuse en une image ! Première métaphore ! L’image à son tour métamorphosée en un son ! Deuxième métaphore. Et chaque fois, saut complet d’une sphère à une autre, tout à fait différente et nouvelle. » Quand je perçois une couleur, mon système nerveux (de la rétine aux neurones du cerveau) interprète des longueurs d’onde, des influx nerveux, des modifications chimiques, pour conduire une activité poétique (au sens grec de poïein, qui signifie « créer ») qui transpose une activité nerveuse en qualités sensibles. Chaque être vivant interprète à sa façon, et la même longueur d’onde qui permet à un humain de percevoir du jaune fait percevoir du gris à un bovidé.
En ce premier sens, interpréter c’est donc tenter une appropriation du réel, commencer à le maîtriser. Dès qu’un phénomène naturel acquiert un sens par le biais d’une interprétation, il devient moins inquiétant et intègre notre univers familier.
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Écrit par
- Philippe GRANAROLO : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires
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