INTERPRÉTATION (notions de base)
Les batailles de l’exégèse
Plusieurs siècles avant Dilthey, de nombreux penseurs avaient compris que les écrits religieux méritaient une approche particulière et qu’ils ne pouvaient se dispenser d’être interprétés. On devine aisément que le caractère sacré de ces écrits, supposés être la Parole même de Dieu, pose des difficultés considérables et soulève des questions philosophiques majeures.
L’interprétation de textes sacrés, ou exégèse, a suscité de nombreux combats, souvent sanglants. Deux catégories de théologiens se sont affrontées, les uns acceptant qu’une part soit faite à l’interprétation, les autres exigeant qu’on s’en tienne au sens littéral des textes. Or avant de décider si une interprétation est acceptable, il faut poser la question de savoir s’il est tout simplement envisageable de ne pas interpréter ce type de texte. Telle est la démarche de Baruch Spinoza (1632-1677), qui a sagement choisi de publier son Traité théologico-politique (1670) de manière anonyme. Dans ce livre, le philosophe multiplie les arguments en faveur du droit à interpréter les textes sacrés. Retenons l’un d’entre eux : si la Bible est bien le langage de Dieu, il n’en est pas moins établi qu’elle a été écrite par des hommes qui n’ont pas pu ne pas modifier la parole divine en fonction des préjugés de leur époque. Sans compter que Dieu a certainement adapté son message au degré de connaissance et de compréhension des hommes de l’époque. Entreprendre de traduire le langage de la Bible dans la langue des hommes qui ont acquis depuis d’innombrables connaissances non seulement est indispensable, mais rend de surcroît hommage à une divinité qui nous a permis de progresser. Il convient donc de ne pas s’en tenir à la lettre des textes, mais de rechercher les vérités qui relèvent de l’esprit.
La multiplicité des interprétations peut cependant inquiéter. Un problème analogue à celui de l’exégèse est soulevé au xviiie siècle par le juriste Cesare Beccaria (1738-1794). Prenant, dans un tout autre domaine, le contrepied des arguments de Spinoza, Beccaria défend la lettre de la loi contre l’esprit de la loi. Alors que d’autres juristes insistent sur la nécessité pour les magistrats de ne pas s’en tenir à la lettre de la loi, Beccaria met en évidence les dangers de cette attitude. Il note, dans son ouvrage Des délits et des peines (1764), que « rien n’est plus dangereux que l’axiome commun selon lequel il faut consulter l’esprit de la loi [...] On verrait le même tribunal punir les mêmes délits différemment à des moments différents pour avoir consulté non pas la voix constante et précise de la loi, mais l’instabilité trompeuse des interprétations ». Bien sûr, de nombreuses affaires ont montré que les avertissements de Beccaria n’étaient pas sans fondement.
Bien loin de partager ces craintes, Jacques Derrida (1930-2004) met l’accent sur le côté dynamique et presque jubilatoire de la multiplicité des significations. Toujours instables, celles-ci ne permettent ni de remonter à une origine ni de viser un horizon de vérité. Jacques Derrida insiste sur le fait que ce qu’il nomme « dissémination » (titre d’un de ses livres, publié en 1972) interdit toute totalisation. Pour lui, le plus grand danger ne résiderait donc pas dans la multiplicité des interprétations mais dans la tentative illusoire de réduire à l’unicité d’une « vérité » la profusion du sens.
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Écrit par
- Philippe GRANAROLO : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires
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