INTERPRÉTATION (notions de base)
Le domaine de l’art
Un dernier domaine, s’ajoutant aux sciences de l’homme et aux textes religieux, met au premier plan la notion d’interprétation : le domaine artistique. En art, l’interprétation désigne aussi bien la façon particulière dont un musicien ou un comédien va jouer un morceau ou une pièce que la façon dont l’auditeur ou le spectateur va recevoir le message de l’artiste. Un pianiste « interprète » une sonate, autrement dit, il va la jouer sur un mode personnel que nul n’avait exprimé avant lui, faisant ainsi œuvre créatrice ; de la même façon, un comédien « interprète » un rôle de façon originale, révélant peut-être aux spectateurs une dimension de la pièce qui leur avait jusqu’alors échappé. L’interprétation est ce qui rend l’art vivant et capable d’évolution, chaque génération ajoutant de nouvelles dimensions aux œuvres du passé.
Mais à l’originalité de l’interprète s’ajoute celle du spectateur, nul ne recevant l’œuvre de manière identique. Chacun, en fonction de son histoire, de sa personnalité, de sa culture, sera sensible à des dimensions de l’œuvre qui laisseront indifférents ses voisins, voire ne seront nullement perçues par lui. Certains théoriciens de l’art se sont risqués à faire du spectateur ou du lecteur le co-créateur de l’œuvre. Sans aller jusque-là, Umberto Eco (1932-2016), dans L’Œuvre ouverte (1962), montre comment les artistes naviguent entre deux écueils : une soumission excessive aux attentes du public d’un côté, qui aura pour effet la production d’un œuvre médiocre ou standardisée et, de l’autre, une originalité trop forte conduisant à l’incompréhension du public. L’art oscillerait alors entre la transparence de l’obéissance au spectateur et l’obscurité d’une création si personnelle que seul son créateur est apte à lui donner sens. Ainsi, l’œuvre géniale qui survivra à son auteur est celle qui pourra recevoir de multiples interprétations. Un critère simple permet alors de qualifier la bonne interprétation : c’est celle qui enrichit l’œuvre, qui lui donne une nouvelle dimension, qui fait apparaître en elle un sens non remarqué jusqu’alors.
Devant les difficultés de l’interprétation, devant l’angoisse que soulève la multiplicité d’interprétations divergentes, une tentation a gagné la philosophie : celle de se rapprocher de l’univocité du langage mathématique. Ainsi, Spinoza veut écrire son livre l’Éthique« à la manière des géomètres » (more geometrico), et le courant de la philosophie analytique, particulièrement présent dans le monde anglo-saxon, a conduit un projet plus ou moins comparable. Mais c’est au cœur de l’Europe continentale, à Vienne, qu’un philosophe est allé le plus loin dans cette voie, en la personne de Ludwig Wittgenstein (1889-1951). Il définit en ces termes, dans son Tractatus logico-philosophicus (1922), la mission de la philosophie : « Le résultat de la philosophie n’est pas de produire des “propositions philosophiques”, mais de rendre claires les propositions. La philosophie doit rendre claires, et nettement délimitées, les propositions qui autrement sont, pour ainsi dire, troubles et confuses. »
Mais viser ainsi une « communication sans reste » plutôt que de se résoudre à la pluralité des interprétations, n’est-ce pas réduire excessivement les prétentions de la philosophie en laissant le champ libre aux pires créateurs d’illusions, aux « montreurs de marionnettes », que Platon, le premier, avait dénoncés dans la République ?
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Écrit par
- Philippe GRANAROLO : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires
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