INTERPRÉTATION (sociologie)
Issue de l’exégèse des textes religieux, la pratique de l’interprétation est devenue la méthode par excellence des sciences humaines d’étude des textes. Dans les sciences sociales, la question se pose de savoir si les actions humaines peuvent être expliquées ou si elles doivent être interprétées pour pouvoir être comprises. Cette question divise les sciences humaines et sociales depuis la fin du xixe siècle. Face à des sciences de la nature de plus en plus hégémoniques, les sciences de la culture (Kulturwissenschaft) ou de l’esprit (Geisteswissenschaften), telles qu’elles se sont constituées en Allemagne à cette époque autour de Wilhelm Dilthey, puis d’Heinrich Rickert, se sont en effet affirmées en revendiquant la spécificité de leur objet : l’être humain, qui est doué d’une faculté de connaissance et de représentation du monde. Selon cette école de pensée, la méthode compréhensive, fondée sur l’interprétation du sens de ses actions, serait de ce fait la seule adéquate pour l’étudier. L’approche herméneutique fut tout particulièrement opposée à l’introduction des méthodes behavioristes dans les sciences de l’homme. Contre l’explication causale fondée sur l’observation extérieure des comportements, elle fit valoir la dimension finaliste de l’action humaine et la nécessité d’en comprendre la signification.
Le finalisme, associé à la liberté, est souvent brandi contre toutes les formes de détermination sociologique et d’explication causale. Le paradigme de l’acteur rationnel tout comme la sociologie compréhensive reposent sur ce présupposé finaliste. On peut cependant objecter à cela, avec le philosophe Donald Davidson, que les raisons sont des causes. Or, loin de pénétrer ces raisons par des méthodes interprétatives, les tenants de l’acteur rationnel fabriquent une marionnette à laquelle on impute un désir de maximisation des profits, rarement pondéré par d’autres variables. De leur côté, ceux qui se réclament de la sociologie compréhensive conçoivent leur travail comme l’explicitation du point de vue des acteurs, ressaisi par voie d’entretien ou, si on en dispose, par des sources écrites (correspondances, journaux intimes, etc.). Mais, en réalité, les fondateurs de la méthode compréhensive s’intéressaient plus au sens objectif que revêtent les actions des individus dans la culture à laquelle ils appartiennent qu’au sens subjectif qu’ils leur confèrent.
C’est cette conception que mit en œuvre le sociologue Max Weber lorsqu’il porta au jour les affinités électives entre l’éthique protestante et le premier esprit du capitalisme : Weber recourut à la méthode de l’idéaltype, qui consiste à dégager les traits les plus typiques soit d’un ensemble de phénomènes, soit de sources les plus représentatives, comme ici les fondements du protestantisme ascétique et le texte de Benjamin Franklin Advice to a Young Tradesman. Pour Weber, cette méthode interprétative n’exclut pas le recours à des données statistiques : le constat de la surreprésentation des protestants dans les écoles préparant aux études techniques et aux professions industrielles et commerciales corrobore son hypothèse d’une corrélation entre éthique protestante et esprit du capitalisme. Mais c’est la méthode interprétative qui permet d’expliquer cette corrélation. Par ailleurs, loin de récuser le principe de causalité, Weber s’attache à construire une causalité historique.
On trouve une semblable tentative de dépassement de l’opposition entre déterminisme et finalisme chez Pierre Bourdieu, qui emprunte à Weber la notion d’éthos avant d’élaborer le concept d’habitus. L’habitus désigne les schèmes de perception, d’évaluation et d’action intériorisés, incorporés sous forme de dispositions depuis l’enfance, qui orientent l’action des individus, leur permettant, à la manière de la grammaire générative[...]
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Écrit par
- Gisèle SAPIRO : directrice d'études à l'École des hautes études en sciences sociales, directrice de recherche au C.N.R.S.