IONIENS, philosophie
Les sages de la Grèce
La naissance du rationnel
Le terme de sophos semble avoir désigné anciennement un homme habile, bien formé à quelque « technique » noble. De là, il serait venu à désigner un homme habile, bien formé dans les arts particulièrement estimés, parmi lesquels la prédiction des éclipses, l'arithmétique et la géométrie, et aussi la grammaire, la métrique et l'écriture. La philosophie grecque, dès le commencement, a pour base une réflexion sur la mathématique et la grammaire. Entre ces hommes habiles, les meilleurs se distinguaient par une ambition, une hauteur de projet héritées des faiseurs de cosmogonies. À la manière d'Hésiode, il faut savoir embrasser toutes choses divines et humaines, et raconter l'histoire depuis le commencement. Un sage est donc à la fois un homme éduqué par les techniques récentes, accoutumé à leur vocabulaire et à leur exigence de rationalité, et un homme versé dans « les plus grandes choses », ou « les choses du Ciel ».
C'est ce que signifie sinon l'histoire, du moins la légende des grands Ioniens. On peut prendre pour exemple leur chef de file, Thalès : on lui attribue la prédiction d'une éclipse ; comme il contemplait ces choses lointaines, il négligeait de voir le trou ouvert sous ses pieds ; et la servante barbare de railler le sage tombé dans le trou. Une autre histoire conte que le même Thalès avait prévu les conditions climatiques d'une récolte surabondante d'olives : il fit fortune en accaparant d'avance les récipients sur le marché. Ce mélange de savoir-faire et de hauteur désintéressée caractérise le sage. À son successeur Anaximandre, la tradition attribue l'invention d'une forme perfectionnée du cadran solaire et la rédaction d'une carte de géographie : peu de chose au prix de nos instruments de précision, mais ce peu de chose représente le passage à un mode rationnel de l'orientation dans l'espace et le temps, avec une capacité étendue de la triangulation des champs à celle de la terre explorée, et du calendrier des travaux et des jours aux ères calculées selon les déplacements de la ceinture zodiacale. De là à embrasser idéalement « le Tout », le pas fut franchi, et même, pour Anaximandre, à imaginer une infinité de mondes reposant dans une matrice divine au nom de l'Infini.
La rationalité politique
Le sage garde pourtant souci de la cité humaine, représentée en homologie avec le Tout. La rationalité politique semble avoir devancé la rationalité physique et fourni au moins des éléments de son vocabulaire. Le terme de « Cosmos » signifie un « arrangement », comme l'arrangement des soldats en ordre de bataille, ou des citoyens appelés au vote, avant de signifier « l'arrangement divin des choses » et d'être laïcisé comme un substitut pour Ouranos. Le terme de « Dikè » dénomme encore une divinité qui préside aux délibérations du tribunal, et déjà un ordre étendu à l'équilibre de mer, terre et ciel, ou aux mesures du soleil. Faire œuvre de législation est une manière divine de vivre : historiquement, plusieurs de ces personnages ont donné des lois à leurs cités. Sous la menace de l'invasion, les cités côtières indépendantes entreprirent de se confédérer, en respectant dans leurs arrangements contractuels les normes de l'égalité ou de la proportion dans la répartition des charges, la distribution des voix et des honneurs. Elles eurent l'idée de se bâtir une capitale confédérale dans l'abri relatif d'une île côtière, selon la géométrie d'un urbanisme rationnel. Telle fut la première réponse au défi historique représenté par la menace des conquérants et la faiblesse des cités divisées : inventive et plus harmonieuse que la subséquente entreprise de l'empire maritime athénien. Le nom de plusieurs sages reste associé à la tragique histoire de la confédération que les Ioniens n'ont pas réussi à sauver. Au défi nouveau[...]
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Écrit par
- Clémence RAMNOUX : professeur honoraire à l'université de Paris, ancien professeur à l'université de Paris-X-Nanterre
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