IONIENS, philosophie
La pensée ionienne
Les principes
Au livre A de la Métaphysique, Aristote a donné un résumé des doctrines de ses prédécesseurs, qui a servi de modèle à beaucoup de résumés successifs. Il faut savoir l'utiliser avec précaution. Aristote a repensé les doctrines avec des mots et des concepts forgés par lui-même. Inspiré par sa propre théorie des quatre causes, il travaille avec le souci de découvrir chez les plus anciens un pressentiment de celles-ci, en commençant par la plus facile à découvrir, la cause « matérielle ». Or la matière d'Aristote est chose différente de ce qu'un post-cartésien ou post-lavoisien appelle la « matière ». Quant aux plus anciens, ils n'en possédaient même pas le mot. Ils ne connaissaient pas davantage la « substance », ni même l'usage parménidien de l'« être ». Leur usage technique d'un terme Archè signifiant le « principe » reste lui-même incertain. Pourtant, ils avaient bien conçu « quelque chose » existant « tout à fait au commencement », possédant dignité supérieure et rang suprême, et la richesse et la force au superlatif. Tous ceux dont nous parlons – Thalès, Anaximandre, Anaximène, Héraclite – semblent s'accorder pour la concevoir unique, même s'ils lui donnent des noms différents et la figure d'une autre espèce cosmique. Ils la font « non née », « non périssable », immense et perdurable : toutes les autres choses poussent à partir de celle-ci. En bref, ils la dotent de propriétés supérieures aux honneurs des dieux de la tradition. Le terme de Physisdésignerait la poussée quasi végétale de toutes choses à partir de leur commune racine. En ce sens, ces sages sont des physiciens.
Sur le fond commun, les différences se précisent. Pour Thalès, le principe est l'Eau ; pour Anaximène, l'Air ; pour Héraclite, le Feu. Pour Anaximandre, encore une autre chose, à laquelle il a réservé l'usage original d'un terme signifiant « sans limite », Apeiron. Ont-ils fait exprès de se singulariser chacun avec un nom différent, et la figure de telle espèce cosmique ? Anaximandre, quant à lui, se référait à la vastitude d'une chose inimaginable, riche de toutes les autres.
On comprendra mieux en admettant que, d'une part, tous également s'opposent à la même tradition de théologiens, et sans doute particulièrement à Hésiode ; et que, d'autre part, se définir en s'opposant, c'est déjà la loi de développement de la philosophie. Les maîtres se contredisent les uns les autres, dans le sens parfois tout à fait précis de renverser les termes d'une proposition. Les grands Ioniens, se développant les uns à partir des autres, auraient épuisé un lot de possibilités.
Cosmogonie et physique
La cosmogonie, dans la Théogonie d'Hésiode, pose au commencement trois entités divines, décomposables en 2 + 1. La première nommée est un mâle, au nom de Chaos. Il s'oppose à la Terre, comme le vide à la sécurité. La troisième nommée est appelée l'Éros. De son côté, à part, le Chaos produit la Nuit, et la Nuit, à elle seule, après avoir engendré le Jour, engendre une progéniture funeste qui n'admet aucun mélange avec la descendance issue de la Terre. Pour sa part, la Terre se scinde une première fois pour enfanter le Ciel mâle, au nom d'Ouranos ; une seconde fois pour enfanter une Mer mâle, au nom de Pontos. Elle accepte de s'accoupler avec Ouranos et Pontos sous la loi de l'Amour. De là toutes les autres choses.
À comparer structuralement cette construction à celle des « physiques » ioniennes, on constate d'abord que la comparaison est possible et féconde, et qu'ensuite elle suffit à faire ressortir les traits communs originaux de ces physiques : toutes acceptent un principe et un seulement ; toutes refusent la Terre pour[...]
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Écrit par
- Clémence RAMNOUX : professeur honoraire à l'université de Paris, ancien professeur à l'université de Paris-X-Nanterre
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