IRRATIONALITÉ INDIVIDUELLE ET ORDRE SOCIAL (P. Moessinger) Fiche de lecture
Les sciences sociales, depuis leur lointaine constitution et leur institutionnalisation au xixe siècle, sont le cadre d'un débat toujours recommencé sur les rapports qu'entretiennent individu et société. La manière dont les mécanismes psychologiques s'ajustent au dispositif social a fait l'objet d'analyses qui, pour rendre compte de l'ordre ou du désordre social, mettent l'accent les unes sur la rationalité, les autres sur l'irrationalité des conduites individuelles. Centrés sur le choix rationnel, les principaux systèmes théoriques dominants en économie et en sociologie ont engendré des modèles explicatifs qui postulent la rationalité individuelle, occultent le désordre et échouent à faire voir comment l'ordre est produit. Dans son dernier ouvrage, Irrationalité individuelle et ordre social (Droz, 1996), Pierre Moessinger entreprend, d'une part, de critiquer les approches – théorie des jeux, théorie de la décision, théorie des choix collectifs – qui se fondent sur le choix rationnel ; contre ceux qui opposent rationalité individuelle et irrationalité collective, il s'applique, d'autre part, à montrer « qu'il est plus fécond de contraster non-rationalité individuelle et ordre social ». Tout au long de ce livre – et là réside sa profonde originalité –, il développe l'idée qu'il faut partir de conduites non rationnelles pour expliquer l'ordre comme le désordre, l'instabilité ou le déséquilibre social.
La critique ici exposée revêt plusieurs aspects. Elle est conjointement celle de l'ignorance de la psychologie, dont s'accommodent fort bien les principaux théoriciens des sciences sociales, et celle des postulats de rationalité, sur lesquels se fondent les théories du choix rationnel. Ces dernières supposent que le choix se trouve au cœur de l'existence collective, que les choix n'interagissent pas d'un individu à un autre, et qu'ils sont motivés par l'intérêt personnel obéissant lui-même au principe de rationalité économique ou de maximisation d'utilité. Se comporter rationnellement, c'est, dans cette perspective, maximiser une attitude cohérente qui vise à anticiper ce qui est susceptible de se passer. On rapportera donc l'étude de la conduite humaine à une combinaison du comportement maximisateur, de l'équilibre du marché et des préférences stables. Dans l'examen de l'échange social, on fera abstraction des processus interpersonnels de négociation et de marchandage, des relations de séduction ou de pouvoir. On considérera toujours que les agents maximisent quelque chose sous certaines contraintes – économiques, sociologiques, psychologiques, biologiques. Il s'agit là, objecte Moessinger, d'un point de vue normatif, non pas descriptif, qui s'applique au logiquement concevable, non au réellement possible. « Gardiennes de la rationalité », les théories du choix rationnel partent des normes, non des faits.
Les modèles touchés par cette critique ne sont pas ceux qui fonctionnent comme approximations nécessaires à la connaissance du réel. Ils se présentent comme des fictions dont le rôle n'est nullement de nous aider à comprendre ce que l'on observe des gens. En s'enfermant dans la logique de la modélisation, on se borne volontairement à étudier les résultats de l'action des hommes. On affine les modèles, sans prétendre accéder à la connaissance de ce qui est sous-jacent – réputé inaccessible ou sans intérêt – à ces résultats. Les limites des modèles abstraits du choix rationnel sont encore plus précisément marquées : ces modèles donnent à croire que les choix d'un individu parfaitement rationnel et complètement informé correspondent à l'agencement de relations qu'ils représentent. Or « ceci est tautologique et irréel : c'est tautologique dans la mesure où on définit[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Bernard VALADE
: professeur à l'université de Paris-V-Sorbonne, secrétaire général de
L'Année sociologique
Classification