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BABEL ISAAC (1894-1940)

Une double appartenance culturelle

Les Récits d'Odessa (Odesskie Rasskazy, 1921-1932) restituent l'univers de cette ville, qui s'incarne dans le parler odessite, ce russe truffé de tournures ukrainiennes et yiddish qui était la langue maternelle de Babel, et sa préférée. La thématique en est purement juive, mais là encore le narrateur n'appartient pas au milieu qu'il décrit, à savoir les bandits d'Odessa. Son récit est fait avec enthousiasme, et même avec un brin d'envie, mais de l'extérieur. On entend résonner avec force dans ces pages la nostalgie d'un monde juif qui dépérit et d'un certain romantisme de la pègre.

La réunion dans les éditions posthumes des quatre récits Istorija moej golubjatni, Pervaja Ijubov', V podvale, Probuždenie (Histoire de mon colombier, Premier Amour, À la cave, L'Éveil) sous le titre général d'Avtobiografičeskie Rasskazy (Récits autobiographiques, 1925-1930) est une convention à double titre : ils ne constituent pas un cycle, et les événements et les circonstances qui y sont évoqués ne sont pas tirés de la biographie de l'écrivain, quand bien même ils baignent dans l'atmosphère où s'est déroulée l'enfance de celui-ci. L'élément clé est ici le prisme du regard enfantin, qui ne connaît, ni ne reconnaît, les catégories sociales et nationales que le processus historique met en place. Un regard qui correspond, dans une certaine mesure, à la position distante et impartiale qui a toujours été celle de Babel. Les persécutions, les pogroms, la vie quotidienne des juifs repliés sur eux-mêmes ne constituent qu'un arrière-plan sur lequel se déroulent les événements importants de la vie de l'enfant : la découverte de l'amour, de la tromperie, du premier maître. Et c'est le rejet du destin historique du peuple au second plan qui rend ces récits véritablement tragiques.

Zakat (Le Crépuscule, 1926-1927), première des deux pièces de Babel (la seconde, Marija[Marie], ne fut pas commencée plus tard que 1932, et fut publiée en 1935), joue un rôle particulier dans la biographie littéraire de Babel. Par son sujet, elle est issue des Récits d'Odessa, et de là viennent également son atmosphère générale et ses personnages. Mais ce qui, dans le genre épique, donnait l'impression d'une anecdote acquiert élévation et sérieux sous une forme dramatique. Le thème – la tragédie éternelle de la relève des générations – avait déjà été exploité dans la prose et la dramaturgie juive d'expression russe (de manière particulièrement détaillée par Sémion Iouchkévitch) ; sous la plume de Babel, cette tragédie devient un chef-d'œuvre, ce qui est moins dû à sa connaissance et à son sens du matériau narratif (le milieu juif) qu'à la sagesse biblique ancienne assimilée par le peuple tout au long de son histoire et transformée en sagesse de tous les jours. Par ailleurs, la symbolique très vaste du crépuscule renferme le déclin de l'ancien mode de vie et de l'ancien âge juif patriarcal. Babel ne le pleure pas, mais il lui reste attaché, et non pas uniquement spirituellement, mais déjà tout simplement physiquement. Quelle sera l'aurore, et quel monde nouveau éclairera-t-elle, l'écrivain l'ignore. On distingue clairement anxiété et chagrin dans cette pièce, qui allait marquer aussi le début du crépuscule de Babel lui-même.

À côté des circonstances politiques (début de la dictature stalinienne, marquée par l'extermination des paysans et par une industrialisation sauvage), un rôle important fut joué par la disparition de la scène russe du peuple juif traditionnel cher à Babel : le sol natal se dérobait sous les pieds de l'écrivain russo-juif. Dans les années 1930 furent toutefois composés des récits que l'on peut classer sans hésitation parmi les chefs-d'œuvre de Babel[...]

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    ... monde communiste, beaucoup d’écrivains nationaux sont exclus de la scène publique, et disparaissent des programmes scolaires. Certains sont exécutés (Isaac Babel) ou marginalisés (Mikhaïl Boulgakov), tandis que d’autres, à l’instar de Maxime Gorki, sont glorifiés comme écrivains soviétiques....