ISLAM (La civilisation islamique) La philosophie
Fārābī
La mort de Kindī coïncide, ou peu s'en faut, avec la naissance de celui qui inaugure vraiment la lignée classique des grands e̱alāsifa : c'est Abū Naṣr Muḥammad b. Muḥammad b. Ṭaraẖān b. Ūsaluġ al-Fārābī, mort, selon l'avis le plus courant, en 339/950. On remarque avant tout chez lui un puissant intérêt pour la logique, à laquelle il a consacré un bon nombre d'ouvrages (commentaires et paraphrases des traités aristotéliciens, monographies). On peut dire qu'il est le premier philosophe de l'islam à y avoir consacré un tel effort (on n'a conservé aucun des ouvrages de Kindī sur cette discipline, mais la liste de ses livres ne contient sous cette rubrique que peu de titres et ne paraît pas témoigner d'une enquête très étendue). Très informé des ouvrages d'Aristote, il en fait un libre usage en rapport avec les conditions réelles, hic et nunc, du travail théorique, ce qui constitue une méthode caractéristique de la démarche propre à Fārābī et de l'esprit de la philosophie islamique en général. Ainsi le cinquième environ de son traité sur Les Termes utilisés en logique (Kitāb al-alfāẓ al-musta‘mala fī l-manṭiq), où il s'inspire des deux premiers traités de l'Organon, est consacré aux particules de la langue arabe. De même, son Livre des lettres (Kitāb al-ḥurūf), où l'on peut voir un ensemble de considérations autour de la Métaphysique d'Aristote, contient des analyses détaillées sur le vocabulaire de l'être et notamment sur la copule dont l'expression en grec (comme la comporte du moins la formulation canonique des logiciens) n'a pas de parallèle exact dans la syntaxe arabe. Cet intérêt pour le langage est solidaire d'un effort pour considérer selon un schéma général ce qu'on pourrait appeler la sociologie culturelle : le même Livre contient des développements sur l'origine de la langue dans une nation quelconque, sur l'apparition des techniques et des arts du raisonnement, sur la relation entre la religion et la philosophie. Cette partie se trouve au centre de l'ouvrage, intercalée entre un lexique commenté des termes principaux de la logique et de la philosophie et un examen des particules interrogatives et de leur usage dans les différentes disciplines. Son Énumération des sciences (Iḥṣā' al-‘ulūm) présente successivement la science du langage, la logique, les mathématiques, la physique, la métaphysique, la politique, le fiqh et le kalām. Un noyau relevant des classifications aristotélicienne et alexandrine des sciences est ainsi inclus entre des sciences traditionnelles en islam, le cas des deux dernières étant d'ailleurs particulier : si le fiqh est présenté comme une doctrine positive du droit, l'attitude de Fārābī à l'égard du kalām, d'une théologie donc qui n'est pas philosophique, est trop purement informative pour n'être pas réservée. Du moins y décrit-il un état des choses en la matière, de même que les détails qu'il donne sur les mathématiques, notamment, expriment à leur manière le progrès de ces sciences après la période hellénistique sans bien en saisir encore le sens épistémologique.
Fārābī vécut à une époque où le démembrement de l'empire musulman commençait à se précipiter, à l'Ouest comme à l'Est ; on ne peut faire abstraction de cela quand on considère sa philosophie politique et morale, élément capital de sa pensée – le principal même selon certains. Elle consiste essentiellement en une réflexion sur la cité idéale, dans une manière minutieuse et abstraite qui rappelle celle de Platon, et combine une utilisation des sources grecques dans l'esprit qu'on a dit plus haut, une noétique dans la ligne d'Aristote et de ses commentateurs, et une conception de la religion qui intègre ces deux éléments. Fārābī s'est efforcé[...]
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Écrit par
- Christian JAMBET : professeur de première supérieure au lycée Lakanal
- Jean JOLIVET : directeur d'études à l'École pratique des hautes études (Ve section, sciences religieuses)
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