KADARÉ ISMAÏL (1936-2024)
De l'esquive à la subversion
Ismail Kadaré affirme avoir écrit, en trois mois, Une Ville sans enseignes (1959), pour se prouver à lui-même qu'il est capable de bâtir un roman. Il y montre l'ennui qui règne dans une petite ville et l'amoralité de jeunes enseignants staliniens et zélés. Ceux-ci, cherchant à prouver que les premiers textes en albanais ne sont pas de nature religieuse mais que le plus ancien est un écrit laïc et quasi révolutionnaire, fabriquent un faux de toutes pièces. Le roman ne sera publié en albanais qu'en 1998. L'auteur affirme que, dans sa jeunesse, il a cru au communisme et qu'il n'a commencé à craindre le régime qu'en 1967, lors de la révolution culturelle. Dans une certaine insouciance, Kadaré compose alors des ouvrages hors normes. Les romans Le Général de l'armée morte (1963) et Le Monstre (1965) correspondent à une période de liberté intérieure juvénile où l'écrivain découvre ses pouvoirs. Le premier, par son grave et macabre sujet, ainsi que par son climat onirique, surprend. Sous un ciel albanais éternellement pluvieux, un militaire et un prêtre italiens président à l'exhumation des soldats tombés lors de la Seconde Guerre mondiale. Le récit est focalisé sur ces deux personnages fort complexes, pour lesquels le narrateur ne manifeste aucune haine. Si ce roman esquive les principes du réalisme socialiste, le suivant, Le Monstre, les heurte de front. Il narre l'histoire, en les mêlant étroitement, du siège de Troie dans l'Antiquité, et de Tirana à l'époque contemporaine, après la rupture avec les Soviétiques. L'ouvrage est interdit. L'écrivain doit rechercher une voie plus classique.
Alors que sévit la révolution culturelle dans l'Albanie maoïste, Kadaré va donner le seul roman qu'il juge correspondre aux canons du réalisme socialiste. Il s'agit de Noces (1967), qui a pour cadre le chantier de construction d'une ville nouvelle, théâtre des changements de mœurs qu'apporte le progrès. Puis, il publie Les Tambours de la pluie (1970), qu'il qualifie de « roman de guerre classique, dur et froid ». Dans cet ouvrage, il évoque la résistance farouche d'une citadelle albanaise face à l'Empire ottoman, sans que le thème médiéval soit traité de manière patriotique. En 1971 est publié un texte à caractère autobiographique, Chronique de pierre, récit d'une enfance à Gjirokäster pendant la guerre. En dépit de la révolution culturelle, l'ouvrage montre à quel point les superstitions et la magie dominent encore les mentalités.
Le tout début des années 1970 est perçu comme une période d'apaisement. Le Parti communiste lui ayant demandé instamment d'écrire sur la période contemporaine, Kadaré médite alors un projet singulier. Il affirme qu'à l'époque il croyait possible de changer les vues d'un tyran qui, après avoir rompu avec le monde soviétique et pris ses distances avec Mao, n'avait plus d'autre choix que de se tourner vers l'Europe. L'Hiver de la grande solitude est donc tout spécialement destiné à un lecteur : Enver Hoxha lui-même. L'écrivain espérait que le dictateur adopterait « le masque » qui lui était tendu. L'influence d'Eschyle est ici considérable, et aide à mieux faire comprendre cette hasardeuse tentative de modération idéologique. Kadaré, qui raconte la rupture avec les Soviétiques, en 1960, fait donc d'Enver Hoxha un héros, défenseur de l'honneur national mais correspondant peu au modèle du dirigeant communiste. Hautain, romantique, européen et artiste, il domine le monde grossier de l'Est. Face à la corruption bureaucratique, le dirigeant albanais n'est pas loin de penser que le véritable esprit du communisme n'est plus qu'une utopie... En contrepoint de cet éloge, l'écrivain décrit d'une manière étonnamment réaliste la société albanaise[...]
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Écrit par
- Jean-Paul CHAMPSEIX : professeur agrégé, docteur en lettres modernes, habilité à diriger des recherches en littératures comparées
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