ILLICH IVAN (1926-2002)
Illustre dans les années 1970, puis oublié en France par la suite, le nom d'Ivan Illich demeure le symbole d'une pensée dont la fonction, stimulante et irritante, semble avoir été de prendre le contre-pied systématique des « vérités » qui constituent le fondement même de la modernité humaine. Illich marque le coup d'arrêt au progressisme productiviste comme postulat non critiqué et comme légitimation sûre d'elle-même de la conduite des sociétés industrielles contemporaines. Rarement une œuvre de pensée aura, en un délai si court, rencontré un tel écho (Libérer l'avenir, 1971 ; Une société sans école, 1971 ; Énergie et équité, 1973 ; La Convivialité, 1973 ; Némésis médicale, 1975 ; Le Chômage créateur, 1977). Il n'est pas étonnant qu'à l'occasion des débats que cette œuvre provocatrice a suscités à l'époque, des conjonctions inattendues aient conduit « conservateurs » et « progressistes » à dénoncer, à simplifier souvent, voire à ridiculiser la pensée d'Illich.
Cependant, la désaffection à l'égard de cette œuvre tient sans doute à d'autres facteurs : la critique de la société de production-consommation s'est banalisée, en même temps que l'aspiration à une alternative vivable (la vogue du terme « convivialité », son passage dans le langage commun, en est un signe) ; les défis de la fin du xxe siècle, les urgences mais aussi les atermoiements qu'ils suscitent (crise de l'emploi, du travail et des retraites, ratés de l'intégration et de la mixité sociale, mondialisation de l'économie, révolutions technologiques, informatiques et bioéthiques, etc.) ont concentré l'attention et l'inquiétude sur le court terme, au risque des courtes vues. Illich poursuivait néanmoins son œuvre, toujours reçue avec intérêt en Amérique, en Espagne ou en Allemagne (Le Travail fantôme, 1981 ; Le Genre vernaculaire, 1983 ; H2O : les eaux de l'oubli, 1988 ; ABC. L'alphabétisation de l'esprit populaire, 1990 ; Du lisible au visible : la naissance du texte, 1991). Publié en 1994, Dans le miroir du passé rassemble ses conférences et discours prononcés entre 1978 et 1990.
La personnalité d'Illich est singulière. Sa destinée l'aura été tout autant. Né en Autriche d'une mère juive et d'un père catholique, chassé d'Europe centrale en 1942, il étudie à Rome, devient prêtre. Il acquiert des doctorats d'histoire, de philosophie, de droit canon, de théologie. Polyglotte, il parle couramment l'allemand, le croate, le français, l'italien, l'anglais et l'espagnol. Il se fixe aux États-Unis en 1952. Curé d'une paroisse populaire, il découvre les problèmes du choc des cultures. Vice-recteur de l'Université catholique de Porto-Rico, il entre en conflit avec sa hiérarchie. En 1961, il rejoint, à Cuernavaca au Mexique, le Cidoc (Centre interculturel de documentation) dont il fait un haut lieu où se pressent les intellectuels d'Amérique latine et du monde entier. En 1969, il renonce à l'état clérical. En 1976, le Cidoc cesse ses activités. Illich, qui se veut citoyen du monde, navigue entre le Mexique, les États-Unis, où il enseigne à l'université de Pennsylvanie, et l'Allemagne, où il donne, à l'université de Brême, un cours sur l'histoire du haut Moyen Âge. Atteint d'une tumeur au cerveau, au cours des années 1980, il refuse de se faire opérer. Il meurt à Brême le 2 décembre 2002.
Dans une démarche dont la logique est rigoureuse dès les premières œuvres, Illich s'attaque au fonctionnement de la société moderne, qui conjugue à ses yeux une double dérive perverse. D'une part, un tel fonctionnement prolonge et multiplie le caractère autoritaire et hiérarchique des institutions anciennes : la santé, l'éducation,[...]
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Écrit par
- Daniel HAMELINE : professeur honoraire de l'université de Genève
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