TOURGUÉNIEV IVAN SERGUEÏEVITCH (1818-1883)
Hommes de trop, héros et nihilistes
Ces gentilshommes de la province, désœuvrés, sans véritable culture ni vocation, Tourguéniev les montre victimes de leur indifférence à la réalité russe et de leur incapacité à se consacrer à une tâche productive : l'Hamlet du district de Chtchigry (Gamlet ščigrovskogo ujezda, 1849) présente le premier « homme inutile » de son œuvre et sera suivi par le Journal d'un homme de trop (Dnevnik lišnego čeloveka, 1850) où le narrateur, Tchoulkatourine, se compare à l'écureuil enfermé dans une roue, puis par Une correspondance (Perepiska, 1855), autre exemple frappant de la même aboulie, du même ennui accablant.
Des œuvres plus importantes traitent encore de la même question : comment sortir de soi-même, se rendre utile, contribuer au bonheur d'autrui ? Roudine (Rudin, 1855) aborde pour la première fois le thème de l'action politique en montrant comment une nature douée pour exercer une influence entraînante et dynamique peut échouer par méconnaissance de soi-même et de son propre pays : Roudine n'est qu'un phraseur frotté de philosophie allemande, que Tourguéniev envoie rejoindre les « hommes de trop », avant de le faire mourir sur une barricade parisienne en juin 1848. Portrait de l'écrivain autant que de Bakounine, son ami des années quarante disparu au fond de la Sibérie, le héros du premier roman de Tourguéniev pose, à la fin du règne de Nicolas Ier, en termes psychologiques et non idéologiques, le problème de l'engagement personnel.
Il en propose une solution de type romantique dans À la veille (Nakanune, 1858), où le jeune Insarov, un étudiant bulgare, quitte Moscou avec sa femme Hélène pour aller affranchir son pays par les armes ; la jeune femme s'accomplit par l'évasion d'un milieu familial insipide, par l'amour sans calcul et le sacrifice total, tandis qu'Insarov met en accord sa pensée, ses sentiments et sa conduite, en antithèse absolue avec Roudine.
Avec beaucoup plus de profondeur et de maîtrise artistique, Tourguéniev traite à nouveau ce problème qui lui tenait tant à cœur dans un véritable roman, d'architecture complexe, Pères et enfants (Otcy i deti, 1862). Cette fois, il exprime son affection attendrie pour le passé patriarcal russe (les parents de Bazarov), et une raillerie légère tempère à peine une sympathie profonde à l'égard des idées, du mode de vie et de la bonne volonté sociale des frères Kirsanov, les représentants des « pères », face à Bazarov et à son jeune ami Arcade Kirsanov. Ce dernier, d'abord subjugué par la personnalité de Bazarov, se marie et gère raisonnablement son domaine en « petit hobereau libéral », comme l'appelle Bazarov. Seul celui-ci incarne les aspirations de la nouvelle génération « nihiliste », ainsi appelée d'un mot apparu dès 1829, mais dont Tourguéniev consacra l'usage. Du point de vue social, Bazarov est un raznotchiniets, un homme d'extraction modeste, résolu à servir le peuple. Son nihilisme signifie le refus des principes en vigueur dans la noblesse, la critique de toute forme d'autorité et l'adhésion à un empirisme positiviste : il étudie la médecine et dissèque des grenouilles. Ses façons sont rudes, parfois ridicules. Aussi Tourguéniev dut-il se défendre d'avoir voulu offenser la jeune génération, et les attaques lui vinrent de gauche comme de droite.
Cela ne l'empêcha pas de peindre d'autres figures de révolutionnaires : sans en faire d'aussi sombres figures que Dostoïevski dans Les Possédés, Tourguéniev les traite sans ménagements. Dans Fumée (Dym, 1867) le révolutionnaire Goubarev, qualifié de slavophile, est ridiculisé et, avec lui, le populisme et son idéalisation puérile du moujik. Il est vrai que Tourguéniev montre encore plus de sévérité envers les généraux et les riches propriétaires,[...]
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Écrit par
- Michel CADOT : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
Classification
Médias
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