KEROUAC JACK (1922-1969)
De la dérive à l'extase : « Sur la route »
Avec l'après-guerre, changement de décor. À l'automne 1946, venu en coup de vent du Colorado, Neal Cassady débarque à New York. C'est le fils d'un « Okie » – un migrant de l'Oklahoma des « raisins de la colère ». Enfant, il a accompagné son père – mi-clochard, mi-mécanicien – dans ses errances de trimardeur, de « hobo ». Il vient de sortir de prison. Il a vingt ans, il veut rattraper le temps perdu, est affamé d'expériences. Kerouac est fasciné par l'énergie sauvage de ce voyou famélique et survolté, qui remplace un peu le frère disparu. Sur ses traces, pour le rejoindre dans l'Ouest d'abord, puis souvent pour l'accompagner, il va, pendant dix ans de dérive effrénée (1947-1957), multiplier les aller et retour, Est-Ouest-Est, d'une côte à l'autre, de Manhattan à San Francisco, avec plusieurs incursions, au sud, jusqu'à Mexico – sa religiosité catholique, sa pauvreté, sa mémoire aztèque, ses rues.
Sur la route(achevé en 1951, le livre ne sera publié qu'en 1957) est la chronique à la fois « sur le vif » et nostalgiquement remémorée des grands moments de cette « chevauchée sauvage ». Cela commence à Long Island alors que Kerouac, dans la bruine d'hiver, songe au voyage qu'il va entreprendre l'été 1947 en rêvant au tracé – une ligne rouge sur la carte routière – de la mythique Route 66. C'est la découverte, par un provincial ébloui – un demi-Américain en fait, qui n'est jamais allé à l'Ouest, qui a à peine franchi l'Hudson – de « l'Amérique », ses paysages et ses espaces, telle qu'il l'a imaginée dans les livres de Thomas Wolfe ou de Jack London. Une Amérique qui se déroule comme un palimpseste onirique, d'est en ouest, à travers les grandes plaines et les vastes ciels des Rocheuses, mais aussi du nord au sud, au fil du Mississippi évoqué par Mark Twain ou Hart Crane, des fourches de la source jusqu'au delta ombreux du fleuve. À l'été de 1947, dans les Rocheuses, Kerouac et sa bande poussent « sur les toits du monde » un cri extatique, en écho au « hurlement barbare » de Whitman dans les Feuilles d'herbe.
Au début, c'est Neal Cassady (Dean Moriarty) qui mène la danse. Ange en bleu de chauffe, mécano mystique, il fait du rodéo sur l'asphalte. Cela tient du raid – le livre est aussi, on l'oublie parfois, un hymne très années 1950 à la « bagnole », dont une superbe Hudson Commodore dernier modèle (1949). Et si Neal est le capitaine Achab de Moby Dick, Jack, lui – « Sal Paradise », abréviation de l'italien Salvatore, avec un écho de « tristesse » (en anglais : sadness) – serait plutôt son Ismaël. Au fil des traversées, il suit de moins en moins le tempo imposé. Au lieu du va-et-vient spasmodique, sur la route, Est-Ouest et retour, il rêve d'une dérive voluptueuse, d'un repli quasi fœtal dans la touffeur du Sud. La remontée dans le temps l'emporte peu à peu sur la conquête de l'espace dans l'espoir, toujours déçu, de retrouver le père de Neal, survivant dans le bivouac d'une « jungle » de clochards, près des « tristes wagons de marchandises, d'un rouge fuligineux sous la lune », comme dans un album photo de Walker Evans qui nous ramènerait aux années 1930 et à la Dépression.
Le vent d'ouest qui « souffle » dans le livre, c'est aussi le saxo dans la nuit. « Souffle, souffle ! » hurlent les musiciens dans l'espoir d'attraper enfin « la » note ineffable qui leur échappe. En arrière-fond de Sur la route, un morceau de Dexter Gordon (« The Chase », rebaptisé « The Hunt ») évoque la chasse à la baleine qui « souffle » à l'horizon dans Moby Dick. Et, vers la fin, « Lover Man », chanté[...]
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Écrit par
- Pierre-Yves PÉTILLON : professeur de littérature américaine à l'université de Paris IV-Sorbonne et à l'École normale supérieure
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