LONDON JACK (1876-1916)
Les métamorphoses de l'aventure
Artisan besogneux d'un langage dont il a retracé dans son roman autobiographique Martin Eden (1909) la difficile conquête, London s'inscrit dans la grande tradition orale de l'Ouest par ses remarquables qualités de conteur. S'inspirant de Conrad et de Kipling qu'il admire, il se veut théoricien de l'exotisme, mais, dans ses plus belles pages, les modes de perception et d'interprétation du réel évoquent Thomas Wolfe ou Hemingway.
Narrateur prolifique, il livre à ses lecteurs une matière brute où l'apparente diversité du décor et des personnages hauts en couleur ne peut masquer l'impuissance à concevoir d'autre protagoniste que lui-même et la schématisation dérisoire des rapports humains. Seule lui importe la force d'impact de l'événement dans cette chronique de l'action où, de tous les affrontements, le plus éclatant est celui qui oppose l'homme ou la bête solitaires à la nature. S'établit alors toute une série de rapports entre l'animé et l'inanimé, qu'il donne à voir avec la minutie du technicien de la mer ou du Grand Nord, mais où chaque détail tisse un réseau d'images et de correspondances à références multiples ; cette économie de moyens contraste avec la grandiloquence pesante des discours explicatifs proliférants. C'est là que se révèle l'ambivalence fondamentale de cette œuvre qui est à la fois exaltation de la vie et fascination de la mort. Par-delà les histoires qu'il raconte, s'élabore une autre histoire, surgie d'un lieu hors du temps et de l'espace, lieu incertain où se déploie une vaste allégorie de la peur, de la faim et de la cruauté, lieu symbolique du manque absolu dont la représentation la plus adéquate est le désert blanc de l'Alaska, point de rencontre privilégié de ses errances et de ses obsessions.
Cependant, une des fonctions essentielles de l'Aventure est aussi de dramatiser la réflexion scientifique et philosophique et d'assurer l'étroite fusion du narratif et de l'idéologie. Plus visionnaire que polémiste, London s'abandonne aux excès d'un didactisme terroriste, irritant par ses naïvetés puériles, irrésistible par sa ferveur inquiète. Mais sa pensée, toujours subjective, reflète l'incohérence de choix passionnels qu'il prend pour la synthèse de ses lectures enthousiastes d'autodidacte. Avec la même sincérité et la même ardeur, il dénonce l'impérialisme anglo-saxon, et les menaces du « péril jaune », se fait le champion des opprimés et le chantre de la « bête blonde aux yeux bleus », soutient successivement les insurgés de Mexico et l'intervention américaine. Bien qu'il ait refuté, dans un des essais de War of the Classes (La Guerre des classes), des théories qui feront la fortune de ses récits populaires, il cède insensiblement à l'envoûtement de sa propre rhétorique. Autour du thème central de la lutte pour la vie s'organise un univers primitif et baroque où s'enchevêtrent contes et légendes darwiniens, fables nietzschéennes et paraboles marxistes, où il finit par identifier le révolutionnaire au surhomme et le socialisme à une doctrine visant à assurer la domination des « races supérieures ».
« J'ai toujours été un extrémiste. » C'est ainsi que London se définit ; il est en effet l'homme de toutes les générosités et de tous les aveuglements, extrême dans ses enthousiasmes et son pessimisme, épris de sa force, acharné à se perdre, soucieux avant tout de rester fidèle au personnage qu'il s'est choisi. De l'enfance qu'il dit n'avoir jamais connue, il ressuscite l'angoisse et les fantasmes de toute-puissance ; sa mythologie personnelle signifie la nécessité du courage face à un monde corrupteur et corrompu, où l'artiste perverti et l'homme désabusé qu'il est devenu[...]
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Écrit par
- Simone CHAMBON : professeur agrégé d'anglais au lycée Fénelon.
Classification
Autres références
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Dans ce roman tardif (1909), d'abord ironiquement intitulé Succès, l'écrivain américain Jack London (1876-1916) a pris pour héros un matelot fruste et autodidacte, qui, comme lui, devient écrivain et se trouve attiré par le socialisme.
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