POLLOCK JACKSON (1912-1956)
Le « all-over »
De nouveau, ce « retour à la figure » débouche sur son contraire, avec toute une série d'œuvres exposées en janvier 1947, dont les plus symptomatiques ont pour titre Eyes in the Heat et Shimmering Substance. L'épaulement mutuel des tracés, qui fonctionnait dans Mural ou dans Gothic au niveau de la structure globale de l'œuvre, est ici transféré au niveau de chaque touche de couleur. Avec ces toiles, Pollock déplace le système divisionniste de Seurat, qui avait pour but le mélange optique des couleurs : chaque coup de pinceau annule le précédent et le rapport de celui-ci avec la surface du fond. Quelques mois plus tard, cela débouchera sur la célèbre technique du dripping, chaque tableau devenant un palimpseste de déversements ou de dégouttements décomposable en couches successives. Peindre, dès lors, consiste à effacer toute marque particulière, à généraliser les tensions en supprimant toute hiérarchie entre la figure et le fond dans un réseau d'entrelacs que l'œil du spectateur ne peut espérer démêler. Il ne s'agit plus de « touches » de peinture, mais de strates de couleur. Pollock peint à plat sur le sol en dégouttant le pigment à partir d'un bâton (ou éventuellement d'un pinceau) qu'il manie au-dessus de sa toile. La vision « aérienne » qu'il a du champ pictural, lorsqu'il peint, est d'emblée isotrope, comme celui des constellations de Miró : cet espace n'est plus gouverné par la position debout de l'artiste ou du spectateur devant l'œuvre, il n'obéit plus à la loi de la pesanteur. En général, un entrelacs noir constitue la première inscription, suivie d'autres réseaux de couleurs à chaque fois différentes, jusqu'à ce que l'œuvre soit visuellement saturée.
Bien qu'il ait inventé un mode de composition non hiérarchisée (ses toiles sont donc bien des all-over, même si le pigment ne couvre pas toujours bord à bord leur surface), Pollock n'abandonne pas le dialogue avec la figure ni, par conséquent, le recours à Benton. À ce titre, Alchemy (1947) mais surtout Out of the Web de 1949, où il troua littéralement le réseau homogène et dense de son dripping en taillant dans la surface des zones aux bords nets laissant à nu la teinte brune et la texture régulière du support d'Isorel, annoncent bien les toiles de 1951-1952.
Plus que ces œuvres révélant la part de doute qui accompagna Pollock tout au long de sa carrière, ce sont les frises de 1948 et 1949 qui permettent de mesurer le chemin parcouru depuis Mural et qui montrent ce que ses pièces maîtresses doivent à des toiles comme Eyes in the Heat qui annulent leur étirement en largeur (proportions de prédelle, parfois de six mètres de longueur) par un étagement en profondeur. Mais cette profondeur physique est impénétrable : l'œil s'égare dans les filaments de couleur et en revient immanquablement à la surface toute murale du tableau avant de repartir pour une nouvelle exploration, sans fin. Cette perception impossible est au fondement des quatre grands chefs-d'œuvre de 1950. Même si la chronologie de ces œuvres ne correspond pas exactement à ce scénario, tout se passe comme si, après avoir élaboré dans Lavender Mist le réseau le plus serré qui soit, Pollock s'était permis peu à peu de raréfier ses entrelacs. La surface de One, son tableau le plus achevé, est plus saturée que celle d'Autumn Rythm, dont les quatre couleurs forment un lacis plus intriqué que dans Number 32, rythmé par la seule couleur noire (dans cette œuvre, cependant, la brillance de certaines taches plus larges fonctionne comme une couche supplémentaire atténuant la brutalité du contraste noir et blanc). Ces murs de peinture, que Pollock souhaitait regarder de près afin qu'ils enveloppent le spectateur, sont un seuil au-delà duquel la peinture de chevalet[...]
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Écrit par
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