JORDAENS JACOB (1593-1678)
Le décorateur, le peintre baroque
Cette tendance constante à l'amplification monumentale des formats et à la surcharge des compositions s'accentue dans les années trente et plus encore après la mort de Rubens, tandis qu'elle s'accompagne d'un changement de facture et de palette. Peu à peu, la belle dureté de style des années 1618-1620 s'atténue très sensiblement, et s'instaure une profonde rupture avec la manière harmonieuse de Rubens : les formes s'amollissent et se compliquent, les drapés et les gestes s'agitent, la lumière se fait plus subtile avec des harmonies de brun doré et de gris et des ombres enveloppantes tendant à une sorte de monochromie. De sculpturale, la vision de Jordaens devint picturale, mouvante, essentiellement baroque. À côté d'évidentes monotonies, l'artiste montre parfois une remarquable diversité d'intérêt, notamment vers 1635-1640 pour le paysage (Le Piqueur de Lille, Ulysse quittant Circé, du musée de Ponce en Floride) et pour une sorte de clair-obscur pittoresque et délicat, habilement repris d'Elsheimer (Fruitière de Glasgow, Ulysse dans la grotte de Polyphème à Moscou). C'est alors que le décorateur longtemps étouffé ou paralysé par l'exemple dominateur de Rubens donne toutes ses preuves et se révèle à la fois dans d'innombrables cartons de tapisserie, dans l'admirable suite si méconnue des plafonds des Signes du zodiaque qu'il peint vers 1640 ( ?) pour sa propre maison, à Anvers, et qui, depuis 1802, sont marouflés dans une aile du palais du Luxembourg à Paris (une importante et complète restauration a été achevée en 1981), enfin dans le grandiose Triomphe de Frédéric-Henri à La Haye (1651-1652) et le tumultueux Jugement dernier du Louvre (1653), qui témoignent du même baroque final, inquiet mais étonnamment décoratif et prolixe, un des sommets de la grande peinture officielle, en Europe, au xviie siècle (caractéristique est ici le recours à un format vertical beaucoup plus fréquent chez Jordaens à partir de 1650 : voir encore la Paix de Münster de 1654 à Oslo ou Le Sommeil d'Antiope de Grenoble, 1650). Dans maintes œuvres religieuses de cette période tardive se fait même jour une véhémence pathétique qu'on pourrait être tenté de mettre en rapport avec les sentiments religieux protestataires de Jordaens : ainsi dans la Montée au Calvaire, jadis à l'église Saint-François-Xavier d'Amsterdam (le tableau est passé dans le marché d'art anglais), dans Le Christ chassant les vendeurs du Temple (1657) du Mobilier national à La Haye ou dans la Résurrection du Christ de Gand ; ces œuvres témoignent d'un singulier renouvellement artistique par rapport aux œuvres des années 1610-1620 et ce en dépit d'une constante fidélité à l'exemple de Rubens (très sensible dans la Montée au Calvaire qui reprend le tableau de Rubens à Bruxelles) et malgré la permanence d'un sentiment réaliste vigoureux sinon presque trivial qui paraît inhérent à l'art même de Jordaens.
Solidité et facilité, inlassable verve décorative qui supplée une certaine carence dans l'invention des sujets et des compositions, sens des formes bien charpentées, goût des fortes constructions, mais aussi délicatesse et fraîcheur de l'émotion réaliste, autant de qualités de Jordaens qui transparaissent encore mieux dans son œuvre dessiné, d'une exceptionnelle abondance et d'une remarquable évidence de style. Des croquis à la plume très vifs et inquiets (surtout pour la première période) voisinent ainsi curieusement avec de subtiles aquarelles gouachées (Scènes de la vie des champs British Museum) et de vigoureuses et très sûres études au crayon noir sur papier teinté (un dessin de coloriste et de sculpteur tout à la fois). Très caractéristique du processus créateur de Joardaens est[...]
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Écrit par
- Jacques FOUCART : conservateur des Musées nationaux, service d'études et de documentation, département des Peintures, musée du Louvre
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