AUDIBERTI JACQUES (1899-1965)
Une langue destinée à la voix
Le génie d'Audiberti devait inévitablement le conduire au théâtre. Nous ne pensons pas seulement ici à une langue admirablement destinée à la voix : l'éloquence, l'équilibre et la profusion verbale peuvent également servir la prose (Joseph Delteil en est un excellent exemple). Mais, dans ses romans déjà, Audiberti plaçait volontiers ses personnages en situation d'affrontement : un jour ou l'autre, forcément, ils quitteraient ses livres pour sauter sur la scène. C'est la vocation naturelle de tout écrivain dont les visions fulgurantes naissent du choc des mots plutôt que des successions d'images. On a souvent évoqué Victor Hugo à son propos (lui-même s'y référait). Il n'est pas nécessaire d'aller chercher si loin dans le temps : c'est à la famille de Claudel qu'il appartient vraiment, un Claudel qui laisserait un instant la droite de Dieu pour écouter parler ses créatures les plus terrestres.
Probablement parce qu'Audiberti n'a pas écrit très tôt pour le théâtre, on ne trouve pratiquement plus trace d'humanisme dans ses pièces : la constance du mal commence à l'obséder, et ne le quittera plus. La question se pose en termes apparemment simples : des deux grandes idéologies présentes au xxe siècle, ni la religion catholique (avec son Dieu infiniment bon) ni l'humanisme marxiste (fondé sur une naturelle bonté de l'homme) ne peuvent rendre compte d'un tel bouillonnement du mal, de tous les temps, sous tous les climats, dans tous les systèmes sociaux. Alors, qui l'expliquera ? Ou plutôt : qui dira comment s'en débarrasser ? Comment trouver une innocence qui paraît si fortement nécessaire ? Mais, à bien y réfléchir, à qui paraît-elle vraiment nécessaire ?
Voilà tout le fond métaphysique, non seulement de Le mal court, où il est clairement exprimé, mais de toutes les œuvres d'Audiberti, de Quoat-Quoat jusqu'à Pomme, pomme, pomme, en passant par Pucelle, Le Cavalier seul, La Hobereaute.
Vers la fin des années quarante, Audiberti et son ami Camille Bryen inventèrent une nouvelle philosophie, qu'ils appelèrent abhumanisme, et qu'ils développèrent notamment dans L'Ouvre-boîte, traité dialogué en commun (1952). L'abhumanisme admet que l'homme n'est pas au centre de l'univers, mais un de ses éléments (le plus actif, sans doute). L'abhumanisme peut ne modifier en rien la façon que l'on a de vivre, mais il réforme fondamentalement, et dans le sens d'un scepticisme pessimiste, les jugements que l'on porte sur le monde et sur les actions des hommes. On peut en tirer plus sûrement un mode personnel de conduite qu'une morale sociale. D'ailleurs, écrit Audiberti : « Je sais que je suis solidaire de tout, mais je ne me sens solidaire de rien. »
On voit comment cette mélancolique observation éclaire une œuvre exclusivement attentive aux destins individuels. Elle définit, en tout cas, le projet téméraire et obstiné de cet écrivain exemplaire qui ne cessa jamais, durant un demi-siècle, de faire « cavalier seul ».
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Écrit par
- Jacques BENS : écrivain
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