BERQUE JACQUES (1910-1995)
Né en Algérie, où son père, d'origine landaise, est administrateur civil (hâken, en arabe dialectal), Jacques Berque est élevé à Frenda, petite ville de la vallée de l'oued al-Taht, au contact des Hautes Plaines. Après le lycée d'Alger, il entreprend des études hellénistes à Paris, où il se sent étranger. Il s'irrite de l'académisme universitaire d'alors et garde seulement le souvenir de Louis Gernet, qui lui révèle Durkheim. Revenu brusquement en Algérie, il parcourt avec son père les villages, s'imprègne de l'arabe dialectal et littéraire...
En 1932, il effectue son service militaire au Maroc, s'initie à la vie urbaine de Fez et aux pratiques coutumières rurales. Entré dans l'administration, il écrit ses premières études sur Les Pactes pastoraux Beni Meskine (1936) ou sur Les Collectivités rurales arabes du Gharb. Marc Bloch publie ce dernier texte dans les Annales, et le préface. La vocation scientifique de Berque s'affirme au service de l'histoire sociale.
La guerre, la mobilisation, le bureau des Affaires indigènes de Rabat en 1943. Une période d'expériences fécondes : les sociétés colonisées poursuivent, à l'abri du regard dominant, par la ruse souvent, leur existence originale. Avec quelques autres jeunes administrateurs – Couleau, Scalabre –, il tente de contester l'autoritarisme bureaucratique, suggère de conjuguer les dynamismes de la motorisation agricole (réservée aux colons) avec la gestion collective des conseils de tribus, les Jemâas. En 1947, son rapport Pour une politique nouvelle de la France au Maroc fait scandale. Berque découvre le poids du politique sur le social et le caractère contestataire de l'anthropologie. Il est relégué dans un canton du Haut Atlas, jusqu'en 1953. Plus tard, il déclarera : “Cette disgrâce m'a été bénéfique.”
La vie quotidienne des Saksawa sera le sujet de Structures sociales du Haut Atlas (1955). Loin de réduire la réalité collective à quelque classification scolaire ou à quelque facteur prédominant où l'inerte l'emporterait sur l'expérience, Berque examine le dynamisme qui anime l'appropriation du territoire par le travail tout autant que sur la base de croyances mêlant le monothéisme de l'islam aux rituels berbères. Un dynamisme, une genèse souterraine qui modifie inlassablement les niveaux différents de la communauté et les apparentes structures. Voilà ce qui, plus tard, rapprochera Berque de Gurvitch : une sociologie des mutations.
L'ouvrage intéresse l'école des Annales et Lucien Febvre, et conduit Berque au Collège de France. Dès lors, son existence se partage entre ses cours et ses investigations de terrain dans tous les pays arabes : “Une vie gémellaire, mi-partie d'Orient, mi-partie d'Occident.” Pour l'U.N.E.S.C.O., il entreprend, durant deux années, d'analyser le vécu social d'une bourgade égyptienne du Delta, Sirs al-Layyan ; l'ouvrage qui en résulte, Histoire sociale d'un village égyptien au XXe siècle (1957), est un modèle de microsociologie. Les formes de sociabilité qui avec leurs tensions ou leurs associations animent un groupe partiel, un “nous” enraciné dans un lieu, semblent concentrer d'une manière observable certains éléments composant le grand ensemble auquel elles appartiennent. Ainsi, l'examen de cette bourgade annonce l'ouvrage de 1967 : L'Égypte, impérialisme et révolution.
Au Collège de France, de cours en cours, Berque élargit son champ de vision et invente sa langue, son style, et sans doute sa métaphysique sociale. Ce qu'il cherche dans la trame vivante des sociétés du Maghreb, d'Égypte, d'Irak ou d'Arabie, c'est à ressaisir et à exposer le jeu complexe des “dénivellations institutionnelles, des déplacements d'accent procédant eux-mêmes de ruptures locales qui introduisent[...]
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Écrit par
- Jean DUVIGNAUD : écrivain, sociologue, professeur des Universités
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