DERRIDA JACQUES (1930-2004)
Une autre définition de l'écriture
La « grammatologie » ne se propose pas de réhabiliter l'écriture au sens courant de simple transcription de la parole, mais de la redéfinir comme trace, écart imperceptible qui disjoint la présence. Cette écriture, qui englobe tout le champ du langage, c'est-à-dire aussi la parole, se définit encore comme archi-écriture ou archi-trace, toujours dissimulée par le fantasme d'une parole qui rêve de chasser son double et travaille à réduire sa différence constitutive. Or Saussure lui-même a montré que parler revient à articuler entre elles des unités sonores et signifiantes en faisant jouer leurs différences. Cela implique que l'on ne peut jamais rien dire ni signifier d'un seul coup, mais que tout énoncé s'espace et se temporalise, et que cette différence de l'articulation — comme les silences dans la parole ou la ponctuation dans l'écriture — constitue la possibilité même du langage. Rien ne se dit qui ne morcèle la présence. D'où le « concept » derridien de « différance » (exposé dans Marges, de la philosophie, 1972) qui dit la mortification de l'origine pleine, la mort dans la vie.
La différance doit beaucoup à la « différence ontologique » pensée par Heidegger. L'écriture pourrait être l'autre nom de cet « écart » non thématisable qui est différence de l'être et de l'étant. Cependant — malgré l'évidente proximité de la différence ontologique et de la trace —, la pensée de Heidegger demeure, selon Derrida, prisonnière du logocentrisme qu'elle est en même temps l'une des premières à tenter de déconstruire. Le privilège accordé par Heidegger à l'« entente », c'est-à-dire à l'écoute, le partage entre une compréhension « authentique » et une compréhension « inauthentique » de l'être autorisent Derrida à reconnaître en sa pensée certains présupposés traditionnels. Dès lors, la pensée de la différance se veut plus radicale, et apparaît comme plus originaire, que celle de la différence ontologique.
La pensée derridienne de l'écriture, loin de restreindre sa portée au seul champ philosophique, a des conséquences épistémologiques considérables ; elle permet une critique des principes fondateurs de la linguistique, de la sémiotique, de l'herméneutique, en un mot de toutes les sciences humaines, et notamment de l'anthropologie. Dans la mesure où toute communauté parlante participe en tant que telle au jeu de la différance, Derrida peut affirmer, en critiquant les analyses de l'écriture proposées par Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques : « À l'expression de „sociétés sans écriture“ ne répondrait [...] aucune réalité ni aucun concept. »
D'autre part, cette pensée déplace les limites assignées aux différents « champs » de l'écriture. Depuis L'Écriture et la différence (1967), Derrida travaille notamment à interroger les « bords » qui séparent traditionnellement littérature et philosophie (il a proposé des lectures décisives d'Artaud, Bataille, Blanchot, Celan, Jabès, Joyce, Kafka, Mallarmé, Shakespeare...). La stratégie derridienne de l'écriture se déploie dans la fiction non seulement au sens où Derrida la pénètre et dispose d'elle, mais aussi au sens où il l'appelle à disposer de lui. À cet égard, le dispositif fictionnel qui s'ébauche à la fin de « La Pharmacie de Platon » (in La Dissémination, 1972) trouve pleinement forme dans Glas (1974) et dans La Carte postale (1980). Glas érige typographiquement une double colonne Hegel-Genet : deux colonnes faussement symétriques et faussement solides, à l'image d'un savoir absolu défié, colonnes aussi tremblantes que la ligne de partage entre philosophie et littérature. Dans La Carte postale[...]
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Écrit par
- Catherine MALABOU : maître de conférences à l'université Paris-X-Nanterre
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