DERRIDA JACQUES (1930-2004)
« L'éthique du don »
Il n'est pas possible de distinguer, dans l'œuvre de Derrida, ce que l'on appelle communément des « tournants » ni même une « évolution », chaque livre étant toujours un événement qui frappe par sa singularité. Il n'en demeure pas moins que les textes écrits à partir des années 1990 insistent de manière remarquable sur la question du don. Cette interrogation s'inscrit dans le droit-fil du travail sur la présence et la trace puisque, par don, Derrida vise avant tout ce que Heidegger nomme le es gibt, littéralement « ça donne », et que le français traduit par « il y a ». Le es gibt désigne chez Heidegger la donation originaire de l'être et du temps. Dans Donner le temps (1991), Derrida écrit : « La locution idiomatique es gibt Sein et es gibtZeit, nous la traduisons par „il y a l'être“ (l'être n'est pas mais il y a l'être), „il y a le temps“ (le temps n'est pas mais il y a le temps). Heidegger tente de nous donner à y entendre le „il donne“, ou, plutôt de façon neutre mais non négative : „ça donne“, un „ça donne“ qui ne formerait pas un énoncé dans la structure propositionnelle de la grammaire [...] et la relation sujet-prédicat. »
La problématique de l'écriture comme « parasite », « contamination » de la présence se déploie désormais chez Derrida non plus à partir du champ du langage et du signe, mais à partir de la structure symbolique du don de la présence en général. Ce don « qui n'est pas don d'une chose [...], qui donne mais sans rien donner » se trouve analysé en ses implications éthiques et politiques. Le thème de la dette, depuis sa signification générale d'obligation envers l'autre jusqu'à son sens économique d'endettement d'un pays, par exemple, fait l'objet d'analyses qui interrogent la structure de l'échange. De Être et temps de Heidegger à l'Essai sur le don de Mauss se découvre une logique paradoxale : « À la limite, écrit Derrida, le don comme don devrait ne pas apparaître comme don : ni au donataire, ni au donateur. Si l'autre le perçoit, s'il le garde comme don, le don s'annule. Mais celui qui donne ne doit pas le voir ou le savoir non plus, sans quoi il commence, dès le seuil, dès qu'il a l'intention de donner, à se payer d'une reconnaissance symbolique, à se féliciter, à s'approuver [...], à se rendre symboliquement la valeur de ce qu'il vient de donner, de ce qu'il croit avoir donné, de ce qu'il s'apprête à donner. » Des textes comme Donner la mort (1990), des ouvrages comme Sauf le nom ou Spectres de Marx posent la question de la responsabilité qu'engage, au vu des apories qui la constituent, toute décision de donner.
Forte, depuis toujours, de cette paradoxologie, la pensée de Derrida n'en est pas moins une véritable praxis. Elle s'est très tôt attachée à la question de l'institution et n'a cessé d'interroger la politique de l'enseignement de la philosophie en France, comme en témoigne l'ouvrage Du droit à la philosophie. En 1975, Jacques Derrida crée le Greph (Groupe de recherche sur l'enseignement philosophique), qu'il dirige jusqu'en 1979, et il fonde, en 1983, avec un groupe de chercheurs et de professeurs, le Collège international de philosophie, qui permet à des enseignants de toutes disciplines et de toutes nationalités de mener des recherches inédites. Parallèlement, la théologie, la psychanalyse, le droit, l'art (architecture, peinture) ont su reconnaître dans la déconstruction un mode de lecture original de leur propre « savoir ».
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Écrit par
- Catherine MALABOU : maître de conférences à l'université Paris-X-Nanterre
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