RANCIÈRE JACQUES (1940- )
Esthétique et politique
À partir de la seconde moitié des années 1990, les contributions de Rancière portent plutôt sur l'esthétique et la théorie de la littérature. L'esthétique renvoie en effet à un « partage du sensible » où s'établissent à la fois la part commune et les parts respectives des hommes dans la perception de l'expérience et sa formulation. Il y a ainsi selon Rancière une esthétique, au sens étymologique, à la base de la politique, c'est-à-dire des manières de sentir, de voir et de dire en fonction des places et des parts, y compris communes, occupées par les sujets. Il s'agit là de formes a priori au sens kantien qui déterminent ce qui se donne à ressentir.
Les pratiques proprement esthétiques se définissent sur la base de cette structuration esthétique première du monde et elles lui surimposent leur propre partage – partages par exemple, de l'écriture, de la représentation théâtrale, de la chorégraphie collective, de la planéité picturale, qui correspondent chacune à des manières de déterminer la part commune et les parts privées. En d'autres termes, les formes artistiques sont porteuses de figures de communauté mais elles jouent aussi en fonction des paradigmes politiques et au sein de ces paradigmes (le théâtre dans la situation démocratique grecque et dans la situation monarchique classique). Rancière élargit sa vision jusqu'à distinguer à partir de là plusieurs moments de l'art, l'art dans son régime éthique (où il est avant tout question de la vérité des images), l'art dans son régime poétique ou représentatif (où il en va de la dignité des objets et des techniques qui les prennent en charge) et enfin l'art dans son régime esthétique où les produits de l'art ont un domaine sensible qui leur est propre.
La conception de la politique selon Jacques Rancière implique qu'un monde commun corresponde à une distribution polémique des manières d'être, des occupations et des pratiques. L'activité artistique peut, dans ces conditions, opérer soit comme révélation du travail, soit comme stabilisation de son exception dans une technique d'un genre particulier, soit encore comme suspension de la valeur négative attribuée au travail par abolition du partage entre travail et expérience sensible, entre entendement et sensibilité. Elle prend alors à son compte une partie de la valeur d'émancipation du travail.
Dans Malaise dans l'esthétique (2004), Jacques Rancière analyse à la fois les contradictions politiques de l'art contemporain et le dévoiement de la politique à l'âge du consensus. L'art contemporain abandonne le projet d'émancipation collective. Il devient une forme de « service public ». L'utopie esthétique aurait été mise en échec par le totalitarisme et par l'esthétisation de la sphère marchande. Ce qui laisse la place à un art aussi moral que ludique et finalement à un nouveau régime éthique de l'art, dont l'horizon est la présence apaisée des choses et des êtres dans un monde commun.
Dans le même temps, la politique se dissout dans le consensus, lui aussi éthique, qui avance l'idée d'un débat démocratique où chacun peut faire valoir la singularité de son point de vue.
Il devrait revenir à l'esthétique, qui déplace les frontières, de remettre les places en jeu, de faire réapparaître la possibilité du dissensus, qui est le cœur même de la politique et de la démocratie.
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Écrit par
- Yves MICHAUD : professeur de philosophie à l'université de Rouen, membre de l'Institut universitaire de France
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