RIVETTE JACQUES (1928-2016)
Les vies parallèles
L’œuvre de Rivette alterne les films qui jouent sur le théâtre et ceux qui donnent la priorité à l’imaginaire. Dans les premiers – L’Amour par terre (1984), La Bande des quatre, Va savoir (2000), 36 vues du pic Saint-Loup (2009) –, un groupe de personnes (troupe de théâtre, équipe de film, gens de spectacle divers) se rassemble pour « commettre un spectacle », une manière de crime contre la prétendue vérité et la banalité de la vie quotidienne. Le complot est menacé de l’extérieur comme de l’intérieur. Seule la durée permet à la conspiration de prendre corps. D’autres films jouent plus directement des apparences du quotidien, mais en lui donnant une forte charge imaginaire et ludique : Céline et Julie vont en bateau, Le Pont du Nord, La Belle Noiseuse (1991), Jeanne la Pucelle (1994), Secret défense, Histoire de Marie et Julien (2003) ou Ne touchez pas la hache. Ces deux séries n’ont rien d’étanche et un film tel que Haut Bas Fragile (1995), hanté par la comédie musicale à la manière de Jacques Demy, serait bien difficile à classer. Mais pourquoi le faudrait-il ? L’œuvre de Rivette se développe, au gré certes de la production, mais selon une logique non de l’improvisation mais de l’aléa ou de la variation musicale – où le thème reste inaltéré par-delà ses transformations –, parfois même du divertimento, cet assemblage de morceaux musicaux apparemment sans relation thématique ni structurelle qui donne son appellation à la version courte (deux heures) de La Belle Noiseuse. La filmographie de Rivette évolue ainsi entre œuvres légères (au sens musical du terme), comme Céline et Julie vont en bateau, et œuvres « sérieuses » comme La Belle Noiseuse et Jeanne la Pucelle, qui suffiraient à installer Rivette parmi les cinéastes majeurs de la si inventive fin du xxe siècle. La Belle Noiseuse, s’inspirant du Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, interroge la création artistique dans sa dimension plus spécifiquement cinématographique : non pas l’invention du tableau, mais la relation entre le peintre (Frenhofer, soit Michel Piccoli) et son modèle (Emmanuelle Béart).
Si complot explicite il y a dans un film de Rivette, c’est bien dans Jeanne la Pucelle (Les Batailles et Les Prisons). Face au complot qui menace « France et son roy », la Pucelle (Sandrine Bonnaire) en ourdit un plus inattendu et improbable – et pourtant historique ! – afin de bouter les Anglais hors du royaume. Sa force ? Celle de Dieu ? Le film ne tranche pas. Dans l’univers de Rivette, les voix de saint Michel, sainte Catherine et sainte Marguerite pourraient bien, après Jeanne, inspirer Céline et Julie, tout comme Baptiste et Marie (Pascale et Bulle Ogier) qui, dans Le Pont du Nord, combattent les « Max » le long d’un itinéraire où se confondent plan du métro et jeu de l’oie, auquel pourrait se superposer le trajet qui mène Jeanne de Vaucouleurs à Rouen.
Jacques Rivette a vécu avec, par et dans le cinéma. Il a choisi de sous-titrer « Scènes de la vie parallèle » plusieurs de ses films, pas nécessairement les plus importants ni les plus réussis : Duelle, 1976 ; Noroît, 1976 ; Marie et Julien, inachevé. Son cinéma consiste en effet à créer des univers imaginaires souvent peuplés de fantômes, comme ceux de Henry James, ou des fictions irréelles d’une implacable logique comme celles de Jorge Luis Borges. Peu avant sa mort, son film devenu longtemps fantomatique Out 1 : Spectre est restauré et rendu de nouveau visible. Enfin, la maladie l’oblige à mettre en scène au jour le jour son dernier film, 36 vues du pic Saint-Loup, avec ceux qui l’entourent sur le tournage. S’accomplit, par la force des choses, le rêve d’un « film sans maître ».
Jacques Rivette meurt à Paris le 29 janvier 2016.
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Écrit par
- Joël MAGNY
: critique et historien de cinéma, chargé de cours à l'université de Paris-VIII, directeur de collection aux
Cahiers du cinéma
Classification
Média
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