ROGER JACQUES (1920-1990)
Consacrée à l'élucidation des sciences de la vie, caractérisée par la perspicacité des questionnements sur le vivant, la finesse des analyses et une vaste érudition, l'œuvre de Jacques Roger représente l'une des principales traditions de l'histoire des sciences en France.
Agrégé de lettres classiques, Jacques Roger avait gardé de sa formation littéraire, notamment auprès de René Pintard, le souci de restituer les textes dans la perspective historique qui était la leur, l'attention passionnée aux mots et à leur évolution. Son itinéraire intellectuel le mettait à même de situer les enjeux des sciences de la vie dans la longue durée : étudiant d'abord la spécificité du vivant contre le mécanisme triomphant au xviie siècle et les problèmes de la génération au xviiie, il s'était tourné vers l'étude de la théorie synthétique de l'évolution dans ses aspects les plus actuels. Ses multiples fonctions témoignent de son rayonnement intellectuel. Il avait noué des contacts particulièrement étroits et fructueux avec les historiens des sciences américains et italiens, ainsi qu'avec des scientifiques comme Stephen Jay Gould et Ernst Mayr. Enseignant à Poitiers puis à l'université de Tours, dont il fut aussi doyen, professeur d'histoire des sciences à la Sorbonne à partir de 1970, enseignant dans de nombreuses universités américaines et à Genève (il fut nommé docteur honoris causa en 1988) membre des comités de rédaction des plus prestigieuses revues internationales d'histoire et de philosophie des sciences, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales à partir de 1982 et simultanément au centre Alexandre-Koyré de 1983 à 1989, il dirigea à partir de 1978 le Centre international de synthèse fondé par Henri Berr, auquel il redonna un grand éclat.
Les Sciences de la vie dans la pensée française du XVIIIe siècle (Armand Colin, 1963, plusieurs fois réédité) inaugure sa carrière d'historien des sciences. S'attachant à suivre les théories de la génération au xviiie siècle, il rencontra la plupart des problèmes de l'histoire de la biologie : I'origine des formes, l'hérédité, la définition de l'espèce, l'évolution. Dominée par la figure de Buffon, cette thèse, qui a inspiré de nombreux travaux en France et à l'étranger, était centrée sur les rapports de la philosophie et de la science et soulevait avec acuité les problèmes de périodisation en histoire des sciences. À toute une génération de chercheurs il a enseigné la méfiance à l'égard du mythe du progrès linéaire, et la prudence à l'égard du concept de rupture épistémologique. Il a montré que les rythmes de constitution des connaissances variaient selon les régions du savoir, et que telle « révolution » repérable en physique n'était pas transférable à l'histoire de la biologie. Il a contesté l'image d'un xviiie siècle univoquement rationaliste, écrivant par exemple : « Si l'on entend par rationalisme une philosophie qui prête à la raison humaine le pouvoir de comprendre réellement l'ordre du monde, la pensée biologique du xviiie siècle, Buffon mis à part, n'est pas une pensée rationaliste [...]. C'est une pensée sceptique. » L'exception représentée par l'exigence rationaliste de Buffon explique sans doute la fascination exercée par cette figure sur Jacques Roger. En témoignent les trois ouvrages qu'il lui a consacrés : l'édition critique des Époques de la nature (éd. du Muséum 1962 rééd. 1988) ; Un autre Buffon (J. L. Binet et J. Roger dir., Hermann, 1977) ; et, surtout, la magistrale biographie intellectuelle parue chez Fayard en 1989 : Buffon, un philosophe au Jardin du Roi. Il se situait ainsi pleinement dans les débats actuels de l'histoire[...]
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Écrit par
- Roselyne REY : ancienne élève de l'École normale supérieure, agrégée de lettres classiques, docteur d'État, chargée de recherche au C.N.R.S.
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