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ROUBAUD JACQUES (1932- )

L'amour de la langue

C'est justement en ce point que le « projet de poésie » de Jacques Roubaud revêt toute sa signification. Si les formes poétiques ne sont pas des produits de l'entendement pur, mais bien plutôt les produits de l'imagination créatrice du poète, ce n'est pas toutefois au sens où elles jailliraient de celle-ci en tant que la faculté propre d'un sujet qui les créerait ex nihilo. Prime ici le jeu mimétique de la nomination et du chant par lequel le poète répond de tout son être à ce qui « l'interpelle et le dépasse de toutes parts » (Mallarmé) et qui le constitue ainsi précisément comme sujet de la poésie ; l'éclosion en modes multiples, de ce dont on ne peut rien dire – de ce qu'il faut peut-être taire, et qui demeure en tout cas tu dans le mot même de « forme » – parce que tout dire dit d'abord ceci : le mouvement du paraître, de la formation. S'il lui arrive ainsi d'être hermétique, la poésie de Jacques Roubaud ne l'est donc cependant pas au sens ordinaire de ce terme. Le mystère ne procède jamais ici d'une intention de sens caché, il provient de l'éclat du paraître lui-même en son apparition. C'est bien pourquoi la révélation des procédés de fabrication, si l'on ose dire, le laisse intact, voire le rehausse.

Par là, Jacques Roubaud se rattache à une tradition qui avait déjà trouvé son expression consciente dans le trobar ric de Raimbaut d'Orange et d'Arnaut Daniel, et qui passe par le « donner à voir » d'Eluard comme par la « parure » ou le « diadème » chers à Baudelaire. Là réside également le lien qui unit en profondeur mathématique et poésie. Car, si la forme est toujours plus qu'elle-même, le nombre ne saurait se réduire à la conception purement arithmétique qui a prévalu à l'âge moderne. Il existe une mathésis plus profonde que ce qu'on appelle communément les mathématiques : « au fond de la langue, poésie », dit d'elle Jacques Roubaud, renouant en cela, d'un certain point de vue, avec le néo-platonisme de la Renaissance et la longue tradition pythagoricienne.

Si elle est volontiers ludique et se plaît à brouiller les pistes, dans une lignée dont participent Lewis Carroll aussi bien que Raymond Queneau et Georges Perec, l'œuvre de Jacques Roubaud n'est éclectique qu'en apparence. Toutes ses bifurcations et ses ramifications, théoriques, pratiques, romanesques, autobiographiques, poétiques, s'inscrivent dans un parcours dont la logique et l'unité singulière sont celles d'une véritable anamnèse. Ce n'est certainement pas un hasard si la mémoire et l'enfance y occupent une place de plus en plus prépondérante. Du côté de la poésie, il y a non seulement les recueils explicitement destinés aux enfants (Les Animaux de tout le monde, 1983, et Les Animaux de personne, 1991), mais aussi une démarche d'ensemble vers une simplicité, une « naïveté » de plus en plus affirmée, dans un mouvement d'approfondissement, d'explication intérieure où la poésie, se réfléchissant, retrouve l'élémentaire en elle, redevient le chant archaïque, la poésie orale des premiers âges, rythme premier en deçà de la nomination, battement antérieur à l'éclosion de la forme et qui a pour fonction d'y reconduire (comme dans les comptines). Il faudrait citer ici l'intégralité de Dors, précédé de Dire la poésie (1981) qui, dans sa simplicité proprement sublime, c'est-à-dire justement sans grandiloquence, permet sans doute le mieux de situer exactement le travail de Jacques Roubaud sur le rythme et sur le vers. L'enjeu est capital, car il y va de ce qui n'a cessé d'être la fonction des poètes : être les gardiens de la langue – tâche « chevaleresque » entre toutes, malgré sa discrétion, « en un temps où l'on va[...]

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Écrit par

  • : enseignant en littérature générale et comparée à l'université de Paris-VIII, poète et traducteur

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