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ROUBAUD JACQUES (1932-2024)

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Temps et mémoire

Ce qui se trouve de la sorte engagé, c'est l'existence entière sous tous ses aspects, dans toute sa complexité et son imprévisibilité. L'entreprise de fiction autobiographique – d'autant plus « vraie » qu'elle s'affirme évidemment fictive, puisque tout récit est en fait au présent – que constituent Le Grand Incendie de Londres et les volumes qui suivent, jusqu’au dernier d’entre eux, La Dissolution (2008), expose, en de magnifiques « moments de prose », l'alchimie d'une vie et d'une œuvre qui ne cessent de se hanter réciproquement, au fil du jeu de la mémoire et de l'oubli. « Un souvenir est constitué et reconstitué sans cesse d'un balancement (un perpétuel glissement selon l'axe de l'avant et de l'après) entre passé et futur, entre mémoire et imagination », nous rappelle Jacques Roubaud.

C'est alors le Temps qui « s'en vient jeter un coup d'œil par-dessus l'épaule de l'auteur » ; le Temps qui, telle l'image initiale du figuier, avec les « incises et bifurcations » de ses branches et leur tracé imprévisible, dans La Boucle (1993), est aussi un arbre dont les rameaux parcourent l'espace bien au-delà de soi. De fait, c'est l'œuvre dans sa totalité qui doit être vue à l'image du figuier et de ses arborescences.

Avec Mathématique (1997), Jacques Roubaud aborde la période de son existence, vers 1958, où il découvre les mathématiques (cours de l'institut Henri-Poincaré, groupe Bourbaki), et entreprend donc de nous parler de « sa vie mathématique », après s'être, dans les deux volumes précédents, penché sur son enfance et la genèse de sa décision de devenir poète. Pour autant, cette nouvelle « branche » ne s'inscrit pas moins que les autres dans le « projet », né de l'impossibilité pour l'auteur de réaliser son projet d'écrire un roman qui, s'il avait vu le jour, se serait intitulé Le Grand Incendie de Londres, comme la première branche de l'entreprise autobiographique, aux très anglaises majuscules près. La narration rétrospective d'un projet avorté ouvre, de manière prospective, un espace infini à l'écriture, en cela qu'elle permet au projet de se réaliser au-delà, sinon de ses espérances, du moins de ses prévisions, de s'illimiter en quelque sorte ironiquement, ou encore de s'inachever, dans la prise de conscience de son impossibilité.

D'insatisfaction en insatisfaction, le cheminement va de la décision d'être poète à celle de devenir mathématicien, telle qu'elle permet à la décision première de s'actualiser autrement, sur un mode lui-même nécessairement déceptif et par là générateur de possibilités imprévues, selon une démarche qui n'est pas sans rappeler celle de Robert Musil. D'un même mouvement, la mathématique retrouve sa dimension ontologique oubliée et la poésie son sens originel perdu de production, dont l'écriture de poèmes n'est qu'une modalité. Ainsi les « moments de prose », alors même qu'ils semblent s'en éloigner, perpétuent-ils le projet de poésie initial en le réinventant.

Sur tous les fronts où notre temps l'exige – à la mesure de l'amnésie de ce temps, des dangers que pareille amnésie recèle –, Jacques Roubaud, mort à Paris le 5 décembre 2024, s’est voulu le porteur d'une évidence, sans doute obscurcie d'être apparemment plus aveuglante encore qu'elle ne le fut jamais.

— Robert DAVREU

—  ENCYCLOPÆDIA UNIVERSALIS

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Écrit par

  • : enseignant en littérature générale et comparée à l'université de Paris-VIII, poète et traducteur
  • Encyclopædia Universalis : services rédactionnels de l'Encyclopædia Universalis

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