Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

ROUBAUD JACQUES (1932- )

Temps et mémoire

Ce qui se trouve de la sorte engagé, c'est l'existence entière sous tous ses aspects, dans toute sa complexité et son imprévisibilité. L'entreprise de fiction autobiographique – d'autant plus « vraie » qu'elle s'affirme évidemment fictive, puisque tout récit est en fait au présent – que constituent Le Grand Incendie de Londres et les volumes qui suivent, jusqu’au dernier d’entre eux, La Dissolution (2008) expose, en de magnifiques « moments de prose », l'alchimie d'une vie et d'une œuvre qui ne cessent de se hanter réciproquement, au fil du jeu de la mémoire et de l'oubli. « Un souvenir est constitué et reconstitué sans cesse d'un balancement (un perpétuel glissement selon l'axe de l'avant et de l'après) entre passé et futur, entre mémoire et imagination », nous rappelle Jacques Roubaud. C'est alors le Temps qui « s'en vient jeter un coup d'œil par-dessus l'épaule de l'auteur » ; le Temps qui, telle l'image initiale du figuier, avec les « incises et bifurcations » de ses branches et leur tracé imprévisible, dans La Boucle, est aussi un arbre dont les rameaux parcourent l'espace bien au-delà de soi. De fait, c'est l'œuvre dans sa totalité qui doit être vue à l'image du figuier et de ses arborescences.

Avec Mathématique, Jacques Roubaud aborde la période de son existence, vers 1958, où il découvre les mathématiques (cours de l'institut Henri-Poincaré, groupe Bourbaki), et entreprend donc de nous parler de « sa vie mathématique », après s'être, dans les deux volumes précédents, penché sur son enfance et la genèse de sa décision de devenir poète. Mais cette nouvelle « branche » ne s'inscrit pas moins que les autres dans le « projet », né de l'impossibilité pour l'auteur de réaliser son projet d'écrire un roman qui, s'il avait vu le jour, se serait intitulé Le Grand Incendie de Londres, comme la première branche de l'entreprise autobiographique, aux très anglaises majuscules près. La narration rétrospective d'un projet avorté ouvre, de manière prospective, un espace infini à l'écriture, en cela qu'elle permet au projet de se réaliser au-delà, sinon de ses espérances, du moins de ses prévisions, de s'illimiter en quelque sorte ironiquement, ou encore de s'inachever, dans la prise de conscience de son impossibilité. D'insatisfaction en insatisfaction, le cheminement va de la décision d'être poète à celle de devenir mathématicien, telle qu'elle permet à la décision première de s'actualiser autrement, sur un mode lui-même nécessairement déceptif et par là générateur de possibilités imprévues, selon une démarche qui n'est pas sans rappeler celle de Robert Musil. D'un même mouvement, la mathématique retrouve sa dimension ontologique oubliée et la poésie son sens originel perdu de production, dont l'écriture de poèmes n'est qu'une modalité. Ainsi les « moments de prose », alors même qu'ils semblent s'en éloigner, perpétuent-ils le projet de poésie initial en le réinventant.

Sur tous les fronts où notre temps l'exige – à la mesure de l'amnésie de ce temps, des dangers que pareille amnésie recèle –, Jacques Roubaud se veut le porteur d'une évidence, sans doute obscurcie d'être apparemment aujourd'hui plus aveuglante encore qu'elle ne le fut jamais.

— Robert DAVREU

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : enseignant en littérature générale et comparée à l'université de Paris-VIII, poète et traducteur

Classification

Autres références

  • GRAAL THÉÂTRE (F. Delay et J. Roubaud)

    • Écrit par
    • 989 mots

    « Ici, en écrivant que Blaise a écrit le mot fin, aujourd'hui 19 mars de l'an 2004, nous Florence Delay et Jacques Roubaud, scribes de langue française, achevons notre livre Graal Théâtre. Il contient tout ce qu'il doit contenir et nul après nous ne pourra y ajouter ou retrancher sans...

  • LE GRAND INCENDIE DE LONDRES, Jacques Roubaud - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 106 mots

    « En traçant aujourd'hui sur le papier la première de ces lignes de prose, je suis parfaitement conscient du fait que je porte un coup mortel, définitif, à ce qui conçu au début de ma trentième année comme alternative au silence, a été pendant plus de vingt ans le projet de mon existence. »...

  • QUELQUE CHOSE NOIR, Jacques Roubaud - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 882 mots

    Quelque chose noir (Gallimard, 1986) marque une étape aussi singulière que décisive dans l’œuvre de Jacques Roubaud. Ce recueil inscrit en prose et en vers le travail du deuil, chez un poète qui a perdu la femme aimée. Ce n’est qu’au bout du silence qu’il retrouvera la possibilité du poème....

  • OULIPO (Ouvroir de littérature potentielle)

    • Écrit par
    • 1 018 mots

    La complicité intellectuelle de Raymond Queneau, écrivain frotté de mathématiques et de François Le Lionnais, homme de science passionné de littérature, marque la véritable origine de l'Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle). Autour d'eux, en novembre 1960, se rassemblent écrivains et mathématiciens...