ROUXEL JACQUES (1931-2004)
Ce ne fut pas, comme on a pu l'écrire, une « nouvelle affaire Dreyfus » divisant les familles françaises. Pourtant, les créatures dessinées de Jacques Rouxel, les stupides et pitoyables Shadoks et les gentils Gibis – dont les aventures furent mises à l'antenne à la fin des Trente Glorieuses, le 29 avril 1968, et dont la première série de 52 épisodes d'une minute fut programmée à 20 h 30, chacun s'achevant par la phrase rituelle « C'est tout pour aujourd'hui » – n'en auront pas moins exaspéré deux téléspectateurs sur trois et inspiré un volumineux courrier. L'indignation devant un programme à nul autre semblable fut encore supérieure à celle qui avait partagé la France au spectacle des bébés en celluloïd passés à la moulinette par Jean-Christophe Averty dans Les Raisins verts (1963). Mais Les Shadoks avaient aussi leurs inconditionnels, ravis de cette irruption de création débridée sur des écrans trop sages.
Jacques Rouxel, par qui le scandale est arrivé, est né à Cherbourg le 26 février 1931. Reçu bachelier au lycée français de New York, il intègre l'École des hautes études commerciales. Contrôleur dans l'Aéronavale pendant son service militaire, il cultive son goût du dessin. Après des débuts dans la publicité, il entre au service de la recherche de l'O.R.T.F., espace de liberté et d'invention que dirige le musicien Pierre Schaeffer. Grâce à l'animographe, une machine à faire des dessins animés, il crée Les Shadoks, étranges volatiles au graphisme minimaliste, ornés d'un énorme bec et montés sur d'interminables pattes filiformes. Leur langage est limité à quatre syllabes : Ga, Bu, Zo, et Meu et leur univers farfelu. Leur principale occupation consiste à pomper dans le vide : « il vaut mieux pomper même s'il ne se passe rien que de risquer quelque chose de pire en ne pompant pas ». Servie par un commentaire, dit en voix off – et sur un irrésistible ton sentencieux – par Claude Piéplu, et par une musique cacophonique de Robert Cohen-Solal, cette hilarante série participe à la fois du nonsense anglais et de l'absurde à la française, dans la lignée du Christophe de La Famille Fenouillard, des élucubrations de Cami, de l'imagination d'un Alfred Jarry et du Collège de pataphysique. On ne se lasse pas du ton scientifique décalé et de la philosophie si particulière des Shadoks, « illustrant le génie de la bêtise humaine » et délivrant doctement maximes et apophtegmes : « Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? » ou « Pour qu'il y ait le moins de mécontents possible, il faut toujours taper sur les mêmes ! ». Toute l'humaine condition rassemblée en quelques phrases...
Facétieux clin d'œil de l'histoire : Les Shadoks ont précédé de quelques jours l'embrasement de Mai-68. L'O.R.T.F. en grève, la série est interrompue. Elle ne reprendra son cours qu'en septembre, après le « retour à la normale ». Deux nouvelles séries de 52 épisodes chacune sont diffusées à partir de juin 1970, puis de décembre 1974. Reprogrammés, devenus série culte, Les Shadoks connaissent une nouvelle jeunesse grâce à Canal Plus qui produit et diffuse en 2000 une nouvelle et quatrième série, Les Shadoks et le big blank, au graphisme plus soigné, et qui évoque allusivement des sujets d'actualités.
Jacques Rouxel avait fondé en 1973, avec deux associés, le Studio aaa, société dédiée à la conception et à la réalisation de documentaires et de dessins animés pédagogiques institutionnels ou publicitaires. D'autres aventures des Shadoks sont parues en bandes dessinées en 1970 dans le quotidien France Soir et dans le magazine Globe en 1993. D'autres encore sont relatées dans six albums.
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Écrit par
- Christian BOSSENO
: rédacteur en chef de la revue
Télévision française, La Saison
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