JOYCE JAMES (1882-1941)
La vie réinventée par l'écriture
Épiphanie
Il associait l'épiphanie à une manifestation banale de langage ou autre. Un pas de plus dans l'analyse, et l'on aborde les conditions de la révélation proustienne, la banalité de la madeleine ou des pavés inégaux, la non-résistance de l'esprit – parce qu'il n'est pas sur ses gardes – à l'envahissement redouté du réel. Ce qui compte, c'est que Joyce, à vingt ans, le cherche, qu'il veuille cette révélation, qu'il en poursuive les moyens. Mais doit-on dire révélation, ou ne s'agirait-il pas plutôt d'une création, et d'une ambition démesurée, démiurgique, qui n'est peut-être qu'une suprême compensation ? Car Dieu perdu – qui était le garant de la réalité du monde –, on entre dans un gouffre de néant d'où, sans doute, on ne peut sortir que par de telles substitutions. Épiphanie ou non, il avait perçu bien vite que la vie n'est pas faite pour être vécue, mais pour être réinventée par l'écriture. Peu importent dès lors les valeurs vitales : l'insuffisance, l'absence, le manque sont les biens de l'esprit créateur, la base d'un nouveau jeu de rapports ; avoir été jeté par le sort dans un pays tel que l'Irlande, avoir pour père un John Joyce, c'est un destin à cultiver. Il ne faut pas se méprendre, lorsqu'on lit au terme de Dedalus : « Ô vie, je vais pour la millionième fois à la rencontre de la réalité de l'expérience. » Ce n'est pas Rastignac toisant Paris. Une seconde phrase éclaire la première : « Je veux façonner dans la forge de mon âme la conscience incréée de ma race. » En fait, l'homme dont l'œuvre sera essentiellement parodique commencera par avoir de la vie même – et de « l'expérience » – une vision parodique : c'est une sorte de jeu. Son père, déjà, avait joué à être étudiant en médecine : il allait en faire autant, et améliorer le modèle, en choisissant Paris plutôt que Cork. À Paris, en 1902, Joyce ne prit même pas ses inscriptions. Ce simulacre fut un moment décisif par sa nullité même. Joyce passait d'un refus à l'autre, et tous signifiaient la volonté de ne pas se laisser intégrer au social. Ses armes : « le silence, l'exil et la ruse ». L'exil était sa condition. Il ne fit que le matérialiser lorsqu'en octobre 1904, muni de la compagne qu'il s'était donnée ce 16 juin, jour d'Ulysse, il quitta l'Irlande.
L'homme ne sera plus que ce qu'il faut pour tenir la plume de l'écrivain. Le problème insoluble de Tristram Shandy, rattraper la vie avec sa plume, ne se posera donc pas ; on peut risquer ce paradoxe que l'exil mettant fin à l'existence ne sera qu'un moyen de n'avoir jamais quitté sa ville ni son île, et de restreindre à des dimensions commodes le monde de mémoire.
« Gens de Dublin »
En 1902, Joyce produit les premiers des contes et nouvelles qu'il écrira principalement en 1904 et dont l'ensemble s'intitulera Dubliners (Gens de Dublin). Ce sont d'admirables pièces où la pseudo-objectivité du récit est faite pour rendre plus subtilement perceptible l'angle d'ironie, plus sournoise la destruction de l'intégrité de l'individu par un réseau d'oppressions confuses. Il y a dans chaque nouvelle une tension entre la surface du récit et la profondeur suggérée qui lui donne son sens. De même que l'écriture est ce jeu, appris des Français, d'obliquités subtiles et de multiples niveaux, de même la substance humaine est tenue à distance, comme si elle avait été étrangère à Joyce dont c'est pourtant constamment l'histoire : c'est la condition collective qui signifie, et c'est l'écrasement, l'étouffement. John Joyce, le père, est là un peu partout, mais divers en ses déguisements.[...]
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Écrit par
- Jean-Jacques MAYOUX : professeur honoraire à la Sorbonne
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