JOYCE JAMES (1882-1941)
« Ulysse »
Alchimie d'une œuvre
Vers 1913, Joyce commençait Ulysse. Tandis que, dans Dedalus encore, la distance ou l'angle d'ironie entre Joyce et le personnage qui est son image sont peu perceptibles, il en est autrement d'Ulysse ; Joyce est désormais assez mûr pour se voir double : non pas le fils seulement et la figure du fils qu'était Stephen, mais à la fois le fils et le père, Télémaque et Ulysse. Stephen-Télémaque, inchangé, est essentiellement le Joyce de 1904, méditant dans la solitude ou pérorant sur Shakespeare trahi et, de ces trahisons, faisant son œuvre la plus profonde. Ce n'est pas la trahison qui est au cœur de la vision de Stephen, mais la mort, celle de sa mère. Il a refusé de l'adoucir par quelque conformisme religieux, et maintenant il est hanté.
Ulysse est habilement distancié pour révéler sans péril les perversités de son auteur : pour des raisons qui ne sont pas toutes sérieuses, il a la figure de Léopold Bloom, juif dublinois et cocu complaisant. Il place de petites publicités dans la presse ; les tournées de sa femme cantatrice avec l'amant imprésario rapportent plus. Cette Pénélope, toute matière, terre animée, est une anti-Pénélope. Ulysse est-il un anti-Ulysse ? C'est plus compliqué : débarrassé des prestiges du chef et de l'action physique, responsable seulement de lui-même, armé du seul courage moral, patient, discret, ingénieux, dans une œuvre où la réalité s'établit sur le plan du symbole, c'est peut-être l'essentiel Ulysse. Mais, ce symbolisme de Joyce, il ne faudrait pas qu'on pût le confondre avec le symbolisme celtique ; aussi se veut-il mystificateur et parodique. Il nous donne, selon une vieille tradition culturelle, une Odysséetravestie, marquée par des parallélismes fantaisistes : c'est ainsi que le pieu embrasé dont fut traversé l'œil de Polyphème devient le cigare que fume Bloom dans le cabaret du nationaliste enragé. Ce qui épatait le bourgeois, et même Valery Larbaud en 1920, n'a plus d'intérêt, mais l'imagination de Joyce a souvent tiré de ces prétextes des effets admirables : l'Hadès d'Homère est devenu l'enterrement de Paddy Dignam et la méditation de Bloom sur la mort. Sans que l'humour perde ses droits, « Protée », « les Sirènes », « Circé » sont d'extraordinaires transpositions. Ainsi, en un jour, le plus quotidien, de Dublin – ce 16 juin 1904 –, peuvent tenir dix années d'errance et d'aventures, et cela touche vraiment à la vision symbolique pour laquelle ni le temps ni l'espace n'ont de sens : l'instant, le point peuvent réduire en eux-mêmes des immensités.
Le langage et le monde
Si déjà, dans Dedalus, le monde était devenu langage, il en est, a fortiori, de même ici ; Joyce dira d'Ulysse : « J'ai écrit dix-huit livres en dix-huit langages », et c'est presque vrai. Plusieurs épisodes témoignent d'une verve et d'une virtuosité parodique accablantes : à la maternité, la naissance de l'enfant invite à évoquer la croissance du langage, d'écrivain en écrivain, c'est-à-dire de pastiche en pastiche, jusqu'à nos jours. Tournons-nous plutôt vers le Stephen du troisième épisode (Protée), marchant le long de la grève et livrant sa méditation dans un « monologue intérieur » qui marque l'invention la plus décisive du roman moderne et, comme le dit Édouard Dujardin qui y eut une petite part, son passage à la poésie. Le monologue intérieur ne distingue pas les individus par le seul contenu, mais par la forme et la structure mêmes qui sont irréductibles, et mimétiques : une continuité intentionnelle joint les soliloques de Stephen le poète en un réseau cohérent d'images. Le discontinu, le passage rapide, et donc l'aplatissement, des images caractérisent Bloom.[...]
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Écrit par
- Jean-Jacques MAYOUX : professeur honoraire à la Sorbonne
Classification
Média
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Dujardin a été associé...
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