JOYCE JAMES (1882-1941)
« Finnegans Wake »
L'épisode de « Circé » dépassait Ulysse : ce n'est pas tel ou tel personnage mais un quartier infernal, la « ville de nuit » qui délire et fait passer devant nous une fantasmagorie de personnages grotesquement déformés qui entourent d'un cadre d'analogies grimaçantes les hallucinations des protagonistes. C'est dans le même esprit de dissolution de la personnalité que Joyce, en 1923, commence Work in Progress (Travail en cours) qui devint Finnegans Wake. Après la journée d'Ulysse, la nuit – de qui ? – d'un personnage, à peine identifiable à travers ses métamorphoses, de cabaretier dublinois déjà double, celte et nordique, absorbant encore le maçon ivre Finnegan, le héros mythique Finn, le roi d'Irlande Roderick O'Connor, et devenant, selon les lois du rêve, tout ce dont il rêve. La métamorphose l'emportant constamment sur l'individuation fait passer par une multitude d'états allotropiques des personnages opposés et complémentaires, tels les deux fils, Shem et Shaun. Tout ce qui constitue une succession illimitée de rêves et de cauchemars doit participer de l'onirique par la fluidité et la confusion du langage ; en fait, c'est d'une énorme expérience de langage expressif qu'il s'agit ; les mots sont disloqués pour être truffés de lettres et de syllabes qui les rendent incertains et multiples, riches de connotations, presque au gré du lecteur. « Je suis au bout de l'anglais », devait déclarer Joyce et, en effet, on compte une trentaine de langues d'appui, y compris le breton et le birman. Les ingénieux adaptateurs (il ne saurait être question de traduction) de fragments de l'œuvre en français ont rendu « Wait till the honeying of the lune love » par « Attends moun amour que la lune s'y mielle », où moun est aussi moon tandis que miel s'ajoute à mêle. La langue est en outre « caméléonique », c'est-à-dire qu'elle prend la couleur de la réalité qu'elle traverse. C'est donc à peine si, voué à de perpétuels passages, le même mot a deux fois la même forme.
Joyce croyait très fort à la polyvalence de la cellule constitutive de toute société, la famille, avec son nœud de relations internes, y compris l'inceste, et externes, y compris le cocuage. La famille Earwicker s'établit sur les plans historico-légendaire et mythique aussi bien que personnel. Le seul de ses membres qui enchante spontanément le lecteur est Anna Livia Plurabelle, à la fois femme du cabaretier et, agile, mutine, lutine, joyeuse, la rivière Liffey.
Hermétisme
On a souligné la dette de Joyce à Mallarmé : comme ce dernier, Joyce a remanié ses textes jusqu'à l'indéchiffrable, encore qu'il aimât aussi à semer des indices. Comme Mallarmé, il avait le sentiment de la magie du verbe ; il rêvait d'un livre-somme qui eût recélé en lui-même toute réalité ; dans cet esprit, il ne lisait rien, ne voyait, n'entendait rien qu'il ne le fît passer, comme un mystère brut, dans l'œuvre ; il est invraisemblable qu'on arrive jamais à tout en reconnaître.
D'où vient l'hermétisme croissant de Joyce ? Construction d'une défense contre la critique ? Jeu d'habile souris évitant le chat-censure ? Il y a de cela. S'y ajoute la tentation d'aller toujours plus loin, seul, héroïquement, plus soutenu par les siens, mais toujours contre les autres. Au cœur de tout, il y a la passion, jusqu'au délire, du langage.
Sur le plan du récit, c'est-à-dire du roman, Finnegans Wake échappe à toute norme ; si guidé que l'on soit par les exégètes, on n'y progresse qu'à tâtons. Il faut le prendre dans un autre esprit, comme un prodigieux poème, et comme l'accomplissement du projet absurde de l'écrivain, en un dernier effort de la vision faustienne,[...]
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Écrit par
- Jean-Jacques MAYOUX : professeur honoraire à la Sorbonne
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Média
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Dujardin a été associé...
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