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JARDINS Esthétique et philosophie

Le pittoresque et le sublime

À l'inverse, le type de compositions pratiquées au xviiie siècle côtoie l'esthétique de Descartes, Boyceau et Antoine Joseph Dezallier d'Argenville. Là où le philosophe explique que les idées sont comme « des tableaux et des peintures », Boyceau insiste sur les allées et les longs promenoirs dont l'air colore les lointains, tandis que Dezallier admire le rendu de la lumière et des couleurs par Le Lorrain. Quand, en 1712, Joseph Addison combat la tyrannie qu'exercent les jardiniers sur la nature, le paysage entre dans le jardin sous forme de scènes pittoresques qu'agrémentent ruines ou fabriques. Esquissé au xviie siècle, le pas est franchi : la peinture cesse d'être un référent pour s'installer, en trois dimensions, dans le paysage qui se presse au jardin.

De nouveau liés, jardin et esthétique retrouvent la philosophie. Louis de Carmontelle agence le jardin de Monceau et fait « voir en réalité », grâce aux fabriques, « ce que les plus habiles peintres pourraient y offrir en décoration : tous les temps et tous les lieux » (Le Jardin de Monceau, 1779). En rivalisant avec la peinture, il escamote l'enclos au profit du monde, il transforme une portion de nature en autre chose qu'un lieu puisque la structure spatiale (composition, emplacement des fabriques...) fonctionne comme un dispositif temporel (faire accéder à toutes les époques). En juxtaposant des lieux et des temps qui, d'ordinaire, sont étrangers les uns aux autres, le projet de Carmontelle participe de ces « hétérotopies » et « hétéronomies » dont Michel Foucault suppose que le jardin fournit le plus ancien exemple (Des espaces autres, 1967). En somme, Carmontelle redéfinit le jardin en mettant en scène son essence.

Le jardin est également esthétique au sens où il affecte la sensibilité du promeneur. Dans L'Art de former les jardins modernes (1770), Thomas Whately explique la composition variée des « scènes ». Il recommande les arbres dont les « formes » et « grandeurs » sont différentes car la palette des « effets qui naissent de la disposition des verdures » est plus riche. Il en est de même pour les « effets des eaux » ou pour les rochers parce que le visiteur est d'autant plus touché qu'il passe du « charme » à la « terreur ». Or ces principes sont proches de ceux que Edmund Burke expose dans sa Recherche philosophique sur l'origine des nos idées du sublime et du beau (1757). Le « sublime » est un trait de la nature et sa perception se traduit par des passions (étonnement, admiration, frayeur...) qui dépouillent « l'esprit de tous ses pouvoirs d'agir et de raisonner ».

Le jardin est donc, en lui-même, esthétique et philosophique et cela tient à la démarche des encyclopédistes qui accorde même dignité aux savoirs, aux savoir-faire et aux beaux-arts. Le philosophe se fait savant, jardinier et esthète : les Rêveries du promeneur solitaire (VII, 1782) montrent que Jean-Jacques Rousseau herborise et s'intéresse à Carl von Linné ; la Nouvelle Héloïse (IV, 1761) livre une description de jardin qui vante le savoir-faire de l'héroïne et la sensibilité évitant « les allées bien sablées » et « la ligne droite » qui écourtent la promenade. Inversement, le jardinier est esthète et philosophe. Sous l'influence de François Quesnay, René-Louis de Girardin veut transformer le domaine d'Ermenonville de telle sorte que les fermiers vendent mieux leurs récoltes. Dès le premier chapitre de son traité, De la composition des paysages (1777), il préconise « l'effet pittoresque » car « c'est en poète et en peintre qu'il faut composer des paysages, afin d'intéresser tout à la fois l'œil et l'esprit ». Rappelons, enfin, qu'il adhère à la philosophie rousseauiste.

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Écrit par

  • : docteur en philosophie, École des hautes études en sciences sociales, titulaire d'un D.E.S.S. en jardins historiques, patrimoine et paysage, École d'architecture de Versailles, professeur de philosophie

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