MARÍAS JAVIER (1951-2022)
Les derniers romans
De 2015 à 2022 se succèdent les compilations des articles publiés par Javier Marías dans le supplément dominical du journal El País, El País Semanal, rassemblant, dans chaque volume, les quatre-vingt-quinze textes de presse. Ces ouvrages, qui traduisent le regard critique de l’auteur sur la société de son temps, se présentent comme des chroniques sur l’Espagne contemporaine et sur ses dysfonctionnements politiques, sociaux et économiques, en mettant aussi en avant la crise actuelle de la culture.
Quant aux deux derniers romans, Berta Isla (2017 ; Berta Isla, 2019) et TomásNevinson(2021 ; TomásNevinson, 2022), ils se donnent à lire sous la forme d’un diptyque, dévoilant les portraits des protagonistes éponymes : la Madrilène Berta Isla, qui occupera un poste d’enseignante d’anglais à l’université Complutense, et son mari, Tomás (ou Tom) Nevinson, anglo-espagnol, recruté comme agent des services secrets britanniques, le MI5 et le MI6. Aussi bien l’atmosphère, le thème de l’espionnage, que la résurgence des personnages de Peter Wheeler et de Bertram Tupra s’inscrivent dans la filiation d’œuvres antérieures du romancier, notamment Tu rostromañana.
Dans Berta Isla, l’auteur, qui use d’une double instance narrative, prêtant tantôt sa voix à un narrateur extérieur à l’histoire, tantôt à Berta, nous livre les pensées intimes du personnage féminin, et c’est à travers elle que l’on découvre en partie le personnage de Tomás Nevinson, dont la figure oscille entre héroïsme et antihéroïsme. Adolescent surdoué pour les langues étrangères – le lecteur retrouvera ici un intérêt propre à Marías, qui fut aussi un grand traducteur –, il est repéré par son professeur, Peter Wheeler, qui verra en lui un futur agent secret. Du refus, il passera à l’acceptation lorsqu’il se retrouvera suspecté d’assassinat et devra s’en remettre à ce personnage décisionnaire charismatique, mais sans scrupules, Bertram Tupra. L’histoire d’Espagne, de la fin des années 1960 et des dernières années du franquisme jusqu’au début des années 1990, toile de fond du roman, sert de contrepoint en filigrane à une autre histoire, celle de l’Angleterre. Les références à la pièce de théâtre de Shakespeare Henri V, que le couple convoque, ne sont pas fortuites ; elles invitent le lecteur, dans cette trame intertextuelle, à réfléchir sur l’aspect moral de tout engagement au service d’un État, questionnement qui sera au cœur du roman suivant. Pendant douze ans, Berta Isla n’aura plus de nouvelles de son mari, celui-ci étant officiellement déclaré mort. Ce roman explore ainsi les affres de l’attente, le poids du secret et du mensonge, et questionne avec récurrence ce « retour des morts » dans le monde des vivants, sous le signe de l’œuvre de Balzac, Le Colonel Chabert.
TomásNevinson, dans le prolongement de Berta Isla, voit le protagoniste, alors retiré des services secrets, à nouveau contacté par son ancien chef, Tupra, pour une mission, en 1997. Il doit se rendre dans une ville du nord-ouest de l’Espagne afin de démasquer, voire de supprimer, une ancienne terroriste de double origine, espagnole et nord-irlandaise, qui participa aux attentats de l’IRA et de l’ETA, dix ans auparavant. Au-delà de l’intérêt de l’intrigue, ce dernier roman de Javier Marías interroge avant tout, à partir de l’introspection du personnage principal, les limites d’une telle mission, ses enjeux humains et éthiques.
Javier Marías, décédé le 11 septembre 2022, avait été élu membre international de la Royal Society of Literature (RSL) en décembre 2021.
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Écrit par
- Corinne CRISTINI : maître de conférences à la faculté des lettres, Sorbonne université
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Média
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