TOMEO JAVIER (1932-2013)
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Javier Tomeo, né le 9 septembre 1932 en Aragon, dans le village de Quincena (province de Huesca) et décédé le 22 juin 2013 à Barcelone, n’a eu de cesse d’explorer tout au long de son œuvre les handicaps physiques et mentaux de ses personnages, les plaçant dans des situations aux confins de la folie et de l’absurde, se plaisant à imaginer des êtres hybrides ou grotesques, comme l’évoque le titre de son roman Constructores de monstruos (2013).
Après avoir écrit des œuvres de jeunesse sous le pseudonyme de Frantz Keller, Javier Tomeo s’initie réellement à l’écriture avec son roman El cazador (1967) dont le protagoniste décide, le jour de ses trente ans, de vivre reclus dans sa chambre pour le restant de sa vie. Ses œuvres, empreintes d’une atmosphère kafkaïenne, convoquent le surréalisme et le fantastique et occupent une place à part dans le panorama littéraire espagnol des années 1960-1970, marqué par le réalisme social, puis par le roman expérimental. En témoignent notamment El unicornio (1970), Diálogo en remayor (1976, Dialogue en ré majeur), Elcastillo de la carta cifrada (1979, Le Château de la lettre codée). Dans celle-ci, une lettre volontairement illisible écrite par le Marquis pour le Comte de X, don Demetrio López del Costillar, est confiée au domestique Bautista qui doit choisir entre deux chemins pour mener à bien sa mission. Cette lettre ne parviendra jamais à son destinataire.
En 1985, Javier Tomeo publie Amado monstruo (Monstre aimé) – l’une de ses œuvres maîtresses – qui lui confère la reconnaissance littéraire, notamment grâce à la mise en scène du roman par Jacques Nichet, au Théâtre national de La Colline de Paris, en 1989. Dans ce roman, l’entretien d’embauche qu’un des personnages, H. J. Krugger, fait subir au narrateur Juan D., prend rapidement la forme d’un interrogatoire de police ou d’une séance de psychanalyse qui, paradoxalement, dans un rapport spéculaire à l’autre, conduit à son tour le recruteur à la confession, et place le personnage de la mère dominatrice au centre du récit. La malformation physique du personnage, ses six doigts à chaque main, n’est dévoilée qu’à la fin du roman – coup de théâtre qui caractérise l’écriture de Javier Tomeo.
Le rapport étroit que l’écrivain entretient avec ses personnages pourrait s’expliquer non seulement par sa formation en droit et en criminologie, mais aussi par l’influence d’artistes comme Goya et Buñuel (aragonais comme lui). La plupart de ses œuvres, fondées sur une structure dualiste et construites autour d’un dialogue ou d’un monologue, ont souvent été adaptées au théâtre, bien que Tomeo se soit défendu d’être un dramaturge. Ainsi, El cazador de leones (1987, Le Chasseur de lions), mis en scène en 1990 par Yvon Chaix, et en 1993 par Jean-Jacques Préau, se présente comme un « faux dialogue », une conversation téléphonique au cours de laquelle le protagoniste, Armando Duvalier, retranscrit les rares paroles d’une interlocutrice anonyme et « muette » qu’il tente de séduire, interprétant à sa guise les remarques, les pauses et les silences de l’inconnue. Des liens intratextuels se tissent entre les romans de Tomeo, tandis que le lecteur, complice, s’attache aux leitmotivs et aux similitudes entre ces personnages le plus souvent célibataires et sous l’emprise d’une mère possessive, qui tentent d’échapper à leur enfermement par le biais de la rêverie et d’une parole devenue logorrhée.
Dans l’univers de Javier Tomeo, aux accents parfois cortazariens, les animaux occupent une place de choix, que leur présence soit métaphorique ou réelle. Des recueils de contes et de micro-récits comme Bestiario (1988), Zoopatías y zoofilias (1992) ou El nuevobestiario (1994) s’en font clairement l’écho, tout comme le suggèrent les titres El canto de las tortugas(1998, Le Chant des tortues) ou La patria de las hormigas(2000, LaPatrie des fourmis). C’est aussi une création atypique que le « Gallitigre », résultant de l’amour impossible d’un tigre et d’une poule, symbole universel de l’union des contraires, qui voit le jour sous sa plume en 1990 (El Gallitigre). Les quarante-deux histoires, tels des sketches, qui paraissent sous le nom de Historias mínimas (Histoires minimales) en 1988, s’inscrivent également sous le signe de la dérision, comme en témoigne le dialogue entre deux squelettes, A et B. Par ailleurs, s’il est un handicap qui affecte tout particulièrement les personnages de Tomeo, c’est bien leurs problèmes oculaires – notamment la myopie – qui induisent de nouveaux rapports de force entre les êtres, allant parfois jusqu’à la rupture. Le roman El mayordomomiope (1990, Le majordome myope) et l’ensemble des récits brefs Problemasoculares(1990, Problèmes oculaires)en offrent des exemples.
Quant à la relation homme-femme – même si la figure de la femme amante ou épouse est rarement présente –, elle aussi est souvent marquée du sceau de la complexité, de l’incommunicabilité et de la désillusion, et son issue peut s’avérer fatale. C’est le cas de La agonía de Prosperina (L’Agonie de Prospérine)qui paraît en 1993, ou encore du roman El crimendelcine oriente (1995) où se retrouvent deux êtres marginaux, un ouvreur de cinéma et une ancienne prostituée. Sous la plume de Tomeo, si les êtres humains adoptent des comportements qui les animalisent ou les réifient, inversement, les objets se voient humanisés. La mirada de la muñecahinchable(2003, Le Regard de la poupée gonflable) et Los amantes de silicona (2008, Les Amants de silicone) mettent en scène des personnages siliconés qui permettent à l’écrivain de brosser un portrait critique du monde culturel moderne. Dans ce dernier roman, le lecteur assiste, stupéfait, à l’adultère que commettent Marylin et Big John, les amants de silicone appartenant respectivement aux protagonistes, Basilio et Lupercia.
L’œuvre de Javier Tomeo se caractérise également par des jeux de langage ; les personnages sont pris au piège des mots, des proverbes, des locutions et des stéréotypes, comme cela apparaît dans La nochedellobo(2006, La Nuit du loup) qui invite aussi à une réflexion sur l’usage d’Internet comme source de savoirs.
Maître du genre bref, Javier Tomeo n’a cessé de relire et de revisiter ses textes, rassemblant ses contes en 2004 dans l’anthologie intitulée Los nuevosinquisidores et, en 2012, dans Los cuentoscompletos ; quelques-uns de ces romans trouveront par ailleurs de nouvelles résonances dans une version théâtrale. S’il se présente dans son œuvre comme un caricaturiste, il l’est aussi à travers les dessins qu’il réalise lui-même et qui, parfois, émaillent ses écrits. Inspiré par les théories freudiennes et proche de l’univers de Ionesco et de Beckett, Javier Tomeo s’est penché tout au long de son parcours littéraire sur les détours aussi drolatiques que tragiques de l’âme humaine.
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Écrit par
- Corinne CRISTINI : maîtresse de conférences à la faculté des lettres, Sorbonne université, Paris
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